
Nadeem Aslam est un romancier britannique d’origine pakistanaise, ayant dû fuir son pays car son père était un militant communiste. Le Cri de l’oiseau de pluie, son avant-dernier roman paru en 2015 (publié en France aux éditions du Seuil), se définit par un grand soin apporté à la construction des personnages et par la création de l’atmosphère du roman par petites touches, ce qui se retrouve déjà dans son œuvre précédente, Le Jardin de l’aveugle (2013).

Début des années 1980 au Pakistan. Le dictateur Mohammed Zia régente le pays d’une main de fer et encourage l’islamisme, avec le soutien des pétrodollars saoudiens et la complicité des États-Unis et de la Communauté européenne qui voient en lui un héros luttant contre le communisme. Le Cri de l’oiseau de pluie raconte l’histoire d’une petite bourgade probablement au Punjab (il y a encore des hindous au Sindh et ce n’est ni en pays pachtoune ni au Baloutchistan). La mousson arrive et la tension monte au village où les habitants sont divisés entre deux mosquées. Nous ne verrons jamais l’un des deux imams Maulana Dawood. Il est le plus rigoriste apparemment et agit comme un croque-mitaine pour l’autre imam, Maulana Haffez, auquel il prend des fidèles.
La tension monte et le juge Anwar est assassiné en pleine nuit. Ce juge était un fervent complice du pouvoir et son assassinat plonge les notables dans la peur, notamment le tout-puissant propriétaire terrien Mujeeb Ali. Ceux-ci veulent approfondir l’enquête et proposent même de barricader la ville. La découverte d’un sac postal égaré il y a dix-neuf ans achève de mettre les tensions à vif. Dix-neuf ans plus tôt en effet, un candidat de ce qui est désormais l’opposition, s’était fait tirer dessus dans des circonstances jamais élucidées. Le scénario pourrait être en place pour un roman de vengeance et de révolte sociale. Zorro, Jean Valjean, Mèmed le Mince ou tant d’autres pourraient être les modèles du héros qui aideraiet les habitants défavorisés à s’unir contre les notables corrompus. Hasta la vista siempre et Viva la révolución !
Mais ce roman n’est pas un tel roman. Certains personnages – l’ex-candidat de l’opposition, un journaliste ou le facteur – pourraient en rêver mais ils représentaient une tendance au sein de l’opposition, celle du communisme, qui est très affaiblie. L’ex-candidat Yusuf Rao se contente d’observer, désespéré, l’évolution de la situation. Le facteur est dans une logique de vengeance personnelle et désespérément cynique. Le journaliste continue la lutte mais comme chante Léo Ferré pour que dalle et pour quoi ?
« Le scénario pourrait être en place pour un roman de vengeance et de révolte sociale. Zorro, Jean Valjean, Mèmed le Mince ou tant d’autres pourraient être le modèle du héros qui aiderait les habitants défavorisés à s’unir contre les notables corrompus »
René Girard parlait du bouc-émissaire. Pour le village ça va être un couple. Ils sont jeunes et s’aiment. Lui s’appelle Azhar et elle Elizabeth. Cela aurait pu être l’histoire d’une princesse amoureuse d’un berger dans le Punjab il y a cent ans. Mais les princesses et les bergers vont rarement ensemble. Les princes et les bergères davantage, et c’est le cas dans le cadre spatio-temporel du Punjab en 1980, ces prénoms traduisant l’histoire plus classique d’un prince amoureux d’une bergère (qui ô surprise se finit souvent mal pour la bergère). Elle est chrétienne, donc intouchable, au sens indien du terme : les chrétiens du Punjab étant à la base des intouchables hindous convertis. Son père est éboueur, Azhar est commissaire de police. Leur amour est vu comme un objet de scandale car ils n’appartiennent pas à la même religion. Elle devrait donc se convertir, ce qu’elle ne veut pas faire pour « permettre à d’autres de dormir tranquille ». Peu est dit sur leur relation où il y a beaucoup de non-dits. Il cristallise sur lui les déceptions des autres notables inquiets de ce qu’ils voient comme la menace d’assassinat qui pèse sur eux et dont il ne les protège pas et la rancœur des plus pauvres contre ceux qui dirigent. Mais ce n’est pas sur lui que cela va tomber mais sur elle (oh ! surprise). Seul un musulman, Ahmadi l’instituteur, va voir l’engrenage se mettre en place – peut-être car il a été lui-même persécuté ? – et tenter de le stopper, héroïquement, inutilement.
Le roman parle aussi des stigmates de la Partition qui a déchiré le Punjab en deux, les musulmans ayant été en grande partie éliminés ou chassés du Punjab à majorité sikhe ou hindoue, qui est revenu à l’Inde, et les sikhs et les hindous ayant été éliminés ou chassés du Punjab à majorité musulmane, qui est revenu au Pakistan. La Partition est évoquée via des souvenirs marqués par cela et via un terrain vague qui était l’ancien temple hindou de la bourgade. Et ce roman est aussi celui d’un boucher qui parle avec un coiffeur d’une série télévisée anglaise ou encore d’une femme qui cherche à divorcer de son mari et est revenu du Canada pour ce faire. Nous suivons des enfants qui parlent de la manière dont ils regardent le monde qui les entoure sans être situés, qui regardent la pièce de théâtre auxquels ils vont prendre part.

Le Cri de l’oiseau de pluie parle enfin et surtout d’un personnage que j’ai déjà évoqué. Je pourrais avoir tout pour le détester. Il est rigoriste, ultra-conservateur (au sens traditionaliste, pas au sens fondamentaliste). Il condamne avec véhémence ceux qui ont un téléviseur et a fait pression contre un cinéma. Il est contre la liberté religieuse. Et pourtant aussi paradoxal que ça puisse le paraître, j’ai aimé cet homme. Car c’est un homme bon. C’est un homme qui essaie toujours de faire ce qui est le plus humain dans de nombreux cas, un homme avec une empathie énorme. Oh et devrais-je vous le dire ? Il va être l’un des principaux responsables du drame qui va se jouer. Et je pense sincèrement qu’il ne le voulait pas mais qu’il n’a pas pu faire autrement. Une erreur d’une partie de la littérature ou de certains courants politiques (dont je me sens proche) est de considérer que quand les gens ont une vision du monde avec laquelle ils sont en profond désaccord (et « haineuse »), ils sont haineux eux-mêmes. Je sais d’expérience personnelle que ce n’est pas vrai. Et de plus d’un point de vue purement littéraire, ce n’est pas intéressant. Bref, j’ai paradoxalement adoré ce personnage. Qui est-ce ? Je vous laisse le découvrir.
Enfin, ce roman pourrait sembler daté. Mais rien de tel. Chaque jour témoigne de la persécution des minorités religieuses au Pakistan[1]. La littérature permet-elle de découvrir la réalité ? Dans ce cas-là, je dois dire que oui. Cela étant, ce livre vaut certes par son réalisme mais d’abord et avant tout par la finesse de la psychologie de ses personnages et de son intrigue qui en font un roman à la fois très situé dans son contexte et très universel[2].
Notes :
[1] Lire à ce sujet les articles publiés sur Dawn et Marianne, ou encore les rapports de l’OFPRA relatifs aux minorités religieuses au Pakistan.
[2] Pour en savoir plus sur la vie de l’auteur, voir le portrait du Guardian, « Nadeem Aslam : A life in writing ».