
Retracer la carrière de Boris Johnson, c’est revivre l’évolution des partis et de l’opinion britanniques sur la problématique européenne. Dans un essai biographique passionnant, le journaliste Tristan de Bourbon-Parme, correspondant au Royaume-Uni de plusieurs quotidiens francophones, replace dans son contexte l’ascension politique d’un personnage déroutant mais contrasté, si mal compris outre-Manche.
N’attendez pas du Boris Johnson de Tristan de Bourbon-Parme, paru en janvier aux éditions François Bourin, tout ce que vous auriez toujours voulu savoir sur le trublion des Tories sans jamais oser le demander… Celui que nos voisins insulaires surnomment désormais « BoJo » n’évoque guère sa vie privée et, à vrai dire, ses actes publics alimentent déjà suffisamment la chronique. L’auteur a donc pris le parti d’aborder la personnalité et le parcours de l’actuel locataire du 10, Downing Street, par le biais d’un rapport évolutif à l’Europe. Un choix pertinent puisque la principale réussite de l’intéressé à ce jour est d’avoir contribué grandement à la victoire du vote en faveur du Brexit le 23 juin 2016 avant de concrétiser la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne le 31 janvier 2020. Boris Johnson et son Brexit ne sont pas un accident de l’histoire britannique contemporaine.
Lame de fond eurosceptique

La défiance à l’égard de la construction européenne est omniprésente dans le débat politique britannique depuis l’après-guerre, quand il ne s’agit pas d’une hostilité franche. Tristan de Bourbon-Parme le rappelle utilement et décrit, dans les premiers chapitres de son ouvrage, les tiraillements internes des partis travailliste et conservateur sur la question. Bien avant l’irruption d’un Boris Johnson ou d’un Nigel Farage sur le devant de la scène, le vœu churchillien d’une intégration dans une Europe coopérative a été une première fois contrecarré par le successeur direct du grand Winston à la tête du gouvernement, Anthony Eden. Toutefois, à partir de l’accession au pouvoir de Harold Macmillan en 1957, le Parti conservateur a cherché à rejoindre le club encore très sélectif de la Communauté économique européenne, un projet qui a connu son aboutissement en 1972. L’enthousiasme n’était pas de mise à gauche, où les travaillistes sont restés majoritairement des eurosceptiques jusque dans les années 1990. L’évolution ultérieure du Labour s’avère le résultat de l’influence exercée par le président de la Commission européenne, Jacques Delors, sur le chef du parti de l’époque, Neil Kinnock (1983-1992), à l’occasion d’entrevues régulières. Tony Blair, le plus europhile des premiers ministres de sa gracieuse majesté, a parachevé la métamorphose du parti avec son New Labour, résolument ouvert au libre-échange international. À l’inverse, les cadres conservateurs ont peu à peu glissé vers l’euroscepticisme dès la fin de l’ère Thatcher. Les principes du marché commun avaient beau séduire la Dame de Fer, le fonctionnement de plus en plus technocratique de la Communauté européenne l’agaçait prodigieusement…
L’adhésion à l’euro et le maintien même du pays dans l’Union européenne finissent par devenir de sérieux sujets de préoccupation à partir des années 2000. Lorsqu’il arrive au pouvoir en 2010 après treize années de gouvernement travailliste, David Cameron se retrouve sous la pression croissante des eurocritiques de son parti. L’échec annoncé de l’euro et le tour de passe-passe, peu glorieux, consistant à réécrire le Traité constitutionnel européen (2005) après le rejet de sa ratification par les peuples français et néerlandais sont passés par là. De même, le gouvernement britannique a pris conscience de l’impossibilité, pour le Royaume-Uni, d’être accepté au sein d’un « trio moteur » aux côtés de la France et de l’Allemagne. Comme dans la plupart des divorces, des torts existent des deux côtés… Ces prolégomènes conduisent le lecteur à la saga épique du Brexit, que Tristan de Bourbon-Parme décrit dans les chapitres suivants avec brio et clarté (ce qui n’est pas une mince affaire !). Boris Johnson en est à la fois le théoricien, le maître d’œuvre et le principal bénéficiaire.
Un personnage haut-en-couleur
Dans les coulisses du théâtre politique national, l’homme contraste par son style, étonne par ses talents et tire sur bien des ficelles… Né le 19 juin 1964, Alexander, son véritable prénom, est le fils de Stanley Johnson, l’archétype du haut-fonctionnaire cosmopolite, placé au service de la Commission européenne puis élu député à Strasbourg. Scolarisé au prestigieux collège d’Eton, où il se passionne pour l’histoire des idées, puis à Oxford après l’obtention d’une bourse, il se forge une personnalité excentrique avec, pour signes distinctifs, son éternelle coiffure blonde (volontairement) désordonnée et l’usage de son second prénom, Boris. Bon élève, il fait montre de plusieurs atouts déterminants pour sa carrière future : la capacité de séduire un auditoire, la faculté d’apprendre de ses erreurs ainsi que de solides aptitudes au travail. Jeune journaliste, il devient correspondant auprès des institutions européennes pour le journal The Daily Telegraph en 1989. Ses articles sont lus avec d’autant plus d’attention qu’ils frappent les observateurs. Amateur de scoops au point d’en inventer de toutes pièces, Boris Johnson attaque allègrement les institutions communautaires. Pas encore en politique mais déjà tout proche du Parti conservateur – Winston Churchill et Margaret Thatcher sont ses modèles – il fait donc le pari de l’euroscepticisme. Pour les nombreux lecteurs et les quelques responsables politiques qui parcourent ses papiers, il est celui qui débusque les intentions machiavéliques des bureaucrates de Bruxelles… Tristan de Bourbon-Parme souligne l’impact produit dans l’opinion par les révélations parfois fantaisistes de Johnson. Mais celui-ci possède le don jalousé de faire pardonner ses accommodements avec la vérité, défaut dont il ne s’est jamais défait, par une forme d’authenticité, de drôlerie, d’amicalité naturelle.
« Boris Johnson possède le don jalousé de faire pardonner ses accommodements avec la vérité, défaut dont il ne s’est jamais défait, par une forme d’authenticité, de drôlerie, d’amicalité naturelle »
Tour à tour maire de Londres (2005-2016), député tory (depuis 2015), ministre des Affaires étrangères (2016-2018) puis Premier ministre (depuis le 24 juillet 2019) ce personnage loufoque est-il aussi inconsistant qu’une certaine presse continentale s’emploie à l’insinuer ? Il est certain, ainsi que son biographe le démontre à maintes reprises, que Boris Johnson a construit et entretient une image d’amuseur et de gaffeur qui l’a rendu populaire, tout en assumant un franc-parler peu compatible avec le politiquement correct. En politicien chevronné, il a compris « que l’humour est un moyen de faire passer des messages forts tout en permettant de se rétracter et de nier avoir été sérieux en cas de ruée dans les brancards de l’opinion », explique Tristan de Bourbon-Parme.
Du mythe du clown à la réalité, il y a pourtant un monde. Érudit et capable, lorsque la situation l’exige, de maîtriser ses dossiers sur le bout du doigts, BoJo n’a pas gravi les échelons du Parti conservateur par hasard. Bien qu’il use et abuse des artifices de communication, comme lorsqu’il se déguise en laitier pour aller à la rencontre matinale des électeurs lors de la campagne des élections générales anticipées de décembre 2019, sa réputation d’élu proche du peuple, plébiscitée jusque dans les rangs travaillistes, n’est pas complètement usurpée. Lui qui a élu domicile dans les quartiers mixtes de Londres et refusait, en tant que maire de la capitale, que celle-ci devienne un ghetto de riches, apparaît comme un conservateur modéré, libéral et désormais porteur d’un discours de rupture avec ses prédécesseurs directs. Finies les politiques austéritaires désastreuses menées notamment par David Cameron ; Johnson assume une économie de relance par le financement des infrastructures et des services publics. Coup double digne d’un maître : il s’assure le ralliement des électeurs travaillistes du Brexit et contraint le Labour à une surenchère « socialisante » qui le décrédibilise.
« Tristan de Bourbon-Parme ne rejette pas une bonne part d’opportunisme dans le choix du jeune Boris de partir en croisade contre Bruxelles dès le début des années 1990. Guidé par une intuition politique indéniable, Johnson a certainement choisi, pour propulser sa carrière, d’enfourcher le cheval de l’euroscepticisme »
Parfois maladroit, souvent dilettante, BoJo n’est pas tout-à-fait le pitre que ses adversaires portraitisent à l’envi. Est-il pour autant un homme de convictions ?
Européen oui, européiste non
L’ambivalence de Boris Johnson à l’égard de ses valeurs politiques, en premier lieu de sa relation à l’Europe, est l’un des aspects les plus captivants de l’analyse de Tristan de Bourbon-Parme. Nuancé, l’essayiste a parfaitement saisi que la distinction fondamentale entre l’Europe dans sa réalité culturelle et géographique et l’Union européenne en tant qu’entité politico-juridique constitue la clef de compréhension du parcours de Johnson. Par son père, viscéralement attaché à l’intégration européenne, par ses origines familiales (turques, françaises, suisses…), par sa profonde culture surtout, lui que passionne l’Antiquité gréco-romaine, par son appartenance sociale à l’élite britannique enfin, Boris Johnson aurait dû être un europhile convaincu. Ses reportages pour le Telegraph dans les couloirs des administrations européennes l’ont certainement aidé à se forger une idée de ce qu’était l’arrière-cuisine de la Communauté puis de l’Union européenne. Quoiqu’il en ait été, Tristan de Bourbon-Parme ne rejette pas une bonne part d’opportunisme dans le choix du jeune Boris de partir en croisade contre Bruxelles dès le début des années 1990. Guidé par une intuition politique indéniable, Johnson a certainement choisi, pour propulser sa carrière, d’enfourcher le cheval de l’euroscepticisme. Il s’est parfois défendu de manger de ce pain-là, jetant le trouble sur la sincérité de son positionnement. « Écoutez, je suis plutôt proeuropéen en fait. Je veux assurément une communauté européenne où chacun puisse sortir et consommer des croissants, boire un délicieux café, apprendre des langues étrangères et faire l’amour avec des femmes étrangères », a-t-il lancé un jour. Difficile pourtant de déduire de cette déclaration de foi en l’Europe, sous forme de boutade, une approbation de l’UE sous sa forme post-maastrichtienne.

Sur le long terme, une certaine cohérence se dégage bien entre le correspondant du Telegraph, l’éditorialiste-vedette du Spectator (1999-2005), le chef de file de la campagne triomphale du Brexit et le Premier ministre qui a accompagné la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Boris Johnson a cru, comme Thatcher avant lui, au marché commun et à l’union économique. En libéral bien sûr mais en démocrate avant tout, il a appris à détester ce qu’était devenue l’UE au fil des traités successifs : une machine autonome à fabriquer des normes et des contraintes, au sein de laquelle l’unanimité des États, toujours plus nombreux, est de moins en moins exigée. « Take back control ! » n’a pas été pour rien le slogan des pro-Brexit, qui dénonçaient ainsi la dépossession du pouvoir politique du Parlement de Westminster au profit de celui de Strasbourg.
Boris Johnson répète inlassablement que la rupture avec l’UE ne signifie en rien un repli sur soi (il est personnellement favorable à l’immigration), ni une rupture avec l’Europe (il en connaît parfaitement l’histoire et les sociétés). Tout est là. À sa façon, brouillonne en apparence, provocatrice par goût, il a accompli un acte politique de grande envergure en extirpant la Grande-Bretagne du bourbier des négociations avec les Vingt-Sept en moins de six mois, trouvant même une solution à l’épineuse question de la frontière nord-irlandaise. Theresa May avait, quant à elle, échoué à obtenir un accord au bout d’un an et demi de combat. « Rares étaient ceux qui pensaient la chose possible, écrit Tristan de Bourbon-Parme. Pour les Européens et les Britanniques qui ne voyaient en lui qu’un politicien populiste aux cheveux hirsutes et aux plaisanteries faciles, il vient de changer de stature. » Le Premier ministre n’a pas complètement gagné la partie, puisqu’il lui faut encore faire de ce Brexit une réussite pour le Royaume-Uni. Et démontrer aux plus tenaces des pro-européens que leurs prévisions apocalyptiques étaient infondées.
Référence : Tristan de Bourbon-Parme, Boris Johnson, un Européen contrarié, Paris, Éd. François Bourin, coll. « Figures », 2021, 311 pages. Prix éditeur : 20,00 EUR.