La photographie aux origines des parasciences modernes 

Au XIXe siècle, alors que triomphent la science et la raison, nul esprit éduqué ne hurle à Dieu ni à Diable lorsqu’apparaît une invention singulièrement mystérieuse qui crée des images par l’action de la lumière. En revanche, nombreux sont ceux qui puisent dans la photographie de quoi « scientiser » l’ésotérisme : ainsi s’épanouissent les premières théories parascientifiques de l’époque moderne.

« Quand le bruit se répandit que deux inventeurs venaient de réussir à fixer sur des plaques argentées toute image présentée devant elles, ce fut une universelle stupéfaction dont nous ne saurions nous faire aujourd’hui l’idée, accoutumés que nous sommes depuis des années à la photographie et blasés par sa vulgarisation », écrit le photographe Nadar (1820-1910) dans ses mémoires[1]. S’il est encore enfant lorsque Nicéphore Niépce réussit sa première capture d’image (Point de vue du Gras, 1827), il est déjà adulte au moment où Louis Daguerre lance véritablement la pratique photographique avec son procédé de daguerréotype (1839) à base de mercure et d’iodure d’argent. « L’inconnu nous frappe de vertige », constate Nadar. Et comment !

Du mercure et de l’argent pour une nouvelle pierre philosophale

La photographie est pour Nadar «  le plus surprenant, le plus troublant » de tous les prodiges, celui qui fixe une apparition. Il remarque que la technologie de Daguerre suscite un certaine confusion, et pas seulement parmi les moins instruits. Ainsi, un brillant esprit comme Balzac échafaude-t-il une déconcertante Théorie des Spectres : l’écrivain soutient que chaque corps se voit constitué d’une série de spectres superposés à l’infini, dont l’un est capturé par la photographie. Ce qui peut se comprendre comme une manière à la fois mystique et matérialiste d’appréhender la notion de lumière[2]. La vision de Balzac est soutenue par Théophile Gauthier et Gérard de Nerval, un « trio cabaliste » selon Nadar. 

Non seulement Nadar se moque des empilements de spectres, mais il ne croit pas non plus à la transmission par l’esprit. Car, aussi incroyable que cela paraisse, un client resté en province lui écrit un jour pour lui commander son portrait en daguerréotype, pris à distance « par le procédé électrique ». Cette histoire témoigne de ce qu’est la photographie pour quelques consommateurs de l’époque : une sorte de technique picturale fabuleuse aux ressorts abscons et aux limites mal cernées. Nadar s’en amuse et, dans un journal qui l’emploie comme dessinateur, il caricature une cliente qui demande une photo de son mari défunt « d’après souvenirs ». Réelle ou extrapolée, l’anecdote s’inscrit bien dans l’époque.

Le siècle des morts

Il n’est un secret pour personne que le grand XIXe siècle – balisons-le entre l’ouverture des Catacombes au public (1809) et l’éclosion des Monuments aux morts (1920-25) – est l’époque macabre par excellence. Enchaînant révolutions, grandes guerres et épidémies, ce premier siècle moderne ouvre un rapport inédit à la mort. C’est le temps des grands cimetières, du dégagement de Pompéi, du retour en grâce des cathédrales, c’est l’avènement du romantisme entre célébration des ruines antiques et fascination pour un gothisme sépulcral. 

« Un brillant esprit comme Balzac échafaude une déconcertante Théorie des Spectres : l’écrivain soutient que chaque corps se voit constitué d’une série de spectres superposés à l’infini, dont l’un est capturé par la photographie »

C’est aussi le temps de l’orientalisme, dû à la conquête du monde par l’Europe, qui nourrit une passion pour l’ailleurs et l’autrefois vus comme des mondes parallèles. Ainsi, il n’est pas fortuit qu’un des pionniers de la photographie soit le voyageur et archéologue Girault de Prangey (1804-1892) qui emporte une chambre noire au Levant dès le début des années 1840. Il y capture des images qui témoignent de la splendeur et de la débâcle des empires défunts, il en rapporte aussi les premiers clichés de Jérusalem.

Par ailleurs, l’historien Jean-Pierre Laurant note que l’orientalisme se lie fortement à l’ésotérisme [3], via une certaine fascination pour la Kabbale, le soufisme et bien sûr pour l’Egypte considérée comme la terre-mère des mystères et de l’occultisme. Ce n’est pas sans importance pour comprendre l’état d’esprit du XIXe siècle.

Ces appétences morbides et ésotériques se développent dans une période de grandes découvertes scientifiques, ce qui n’est pas forcément vécu comme un paradoxe. Après la Révolution naît en effet une sorte de rationalisme mystique qui débouche, au fil du siècle, sur une pratique « éclairée » des sciences occultes. Celle-ci n’est pas l’affaire de tout le monde : elle concerne surtout des cercles progressistes, éduqués, volontiers maçonniques.

Une chambre décidément obscure

« La nuit, chère aux thaumaturges, régnait seule dans les profondeurs de la chambre noire, lieu tout indiqué pour le Prince des ténèbres», écrit Nadar qui lie très précisément l’essor de l’ésotérisme à l’apparition de la photographie. Après tout, l’officine du photographe a tout d’un laboratoire de sorcier, sa chimie prenant de vrais-faux airs d’alchimie. Ajoutons la fascination séculaire pour la mort et l’occultisme, et nous obtenons une véritable parascience, celle de la capture des âmes et des fantômes.

Les photographies sur lesquelles apparaissent de « véritables » spectres translucides naissent aux États-Unis au lendemain de la Guerre de Sécession. En France, c’est un certain Édouard Buguet qui lance une florissante activité de photos hantées. Si Allan Kardec, chef de file du mouvement spirite, reste incrédule face à ces images, ses héritiers ne témoignent pas des mêmes scrupules.

« Nadar lie très précisément l’essor de l’ésotérisme à l’apparition de la photographie. Après tout, l’officine du photographe a tout d’un laboratoire de sorcier, sa chimie prenant de vrais-faux airs d’alchimie »

L’ouvrage Vernaculaires de Clément Chéroux [4] revient en détails sur l’affaire Buguet qui mêle technologie, spiritisme et escroquerie, et qui s’achève par le retentissant procès du photographe en 1875. Devant la Cour, Buguet avoue la supercherie : les apparitions spectrales sont un mélange d’expositions multiples et de montages.

Edouard Buguet est condamné à l’issue de la procédure, n’en déplaise aux plus fanatiques des spirites qui s’enferment dans le déni. Chéroux remarque la confusion des perceptions : « Arc-boutés sur leur croyance, persuadés que le procès dissimule un règlement de comptes politique, une nouvelle inquisition, ou une autre ‘affaire Galilée’, les spirites refusent de reconnaître qu’ils ont été mystifiés et, plus encore, d’abdiquer leur foi ». En clair, la science est prise pour une croyance, la croyance pour une science, et la fantaisie se vit comme une dissidence. Ce sont les prémices d’une mode parascientifique aux accents fanatiques, un problème des temps modernes devenu moins gothique et plus new-age, et qui enrichit encore bien des charlatans. 


Notes :

[1] Nadar, Quand j’étais photographe, Flammarion, 1899. Son témoignage autobiographique, un temps tombé dans l’oubli, retrouve la lumière grâce au travail de la sémiologue Rosalind Krauss, 90 ans plus tard.

[2] Dans Le Photographique, Pour une théorie des écarts (Macula, 1990), Rosalind Krauss explicite la théorie de Balzac et la lie à « l’absolu de la matière que prônaient les positivistes ».

[3] Jean-Pierre Laurant, « L’Esotérisme au XIXe siècle », Revue Cogito, 2006. Laurant, né en 1935, est spécialiste de l’orientalisme et de René Guénon.

[4] Clément Chéroux, Vernaculaires, Essai d’histoire de la photographie, Le Point du Jour, 2013.

Auteur : Pierre Bonnay

Ex-ESJ Paris. Parfois à Montréal, de temps en temps à Prague, souvent en Haute-Savoie mais généralement à Paris.

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