Conseils de lecture… avant 2022

[Chronique électorale – III] La France est le pays du livre politique. Que lire afin de décrypter les enjeux stratégiques de la prochaine présidentielle ? Gabriel Bernardon a recensé six ouvrages récents qui offrent des clés de compréhension sur les protagonistes et les forces en lice.


« Soyez fiers d’être des amateurs ! », a lancé Emmanuel Macron aux députés de sa majorité, médusés, le soir du 11 février 2020. Le terme est ridiculisant au possible, mais il n’était pas volé. Les Amateurs remue le couteau dans la plaie d’un quinquennat bancal, celui d’un « Nouveau monde » qui stimule la nostalgie des « pro » de la politique. Il en compile les bassesses, les ratés et ces innombrables approximations qui font le quotidien du macronisme.

Jean-Michel Aphatie n’est pas ce qu’on pourrait appeler un journaliste subversif. Quand il s’attaque au pouvoir, il le fait avec des dents de lait. Inutile en conséquence de chercher sous sa prose un réquisitoire contre la politique menée par le gouvernement, à de rares exceptions près (réforme de l’APL, transformation de l’ISF en IFI). Aphatie s’en prend à Emmanuel Macron par l’anecdotique, le politicien, la petite phrase. Pas de quoi faire trembler l’Élysée. Écrit avec les pieds, le livre est chargé de l’ironie lourdingue et des raisonnements courts qui caractérisent son auteur. La plume se voudrait pourtant cinglante… Extrait pour le plaisir : « Étrange homme, ce Jean Castex. On pourrait le croire sorti des glaces où il aurait été placé aux fins de conservation de l’espèce. Ses costumes, son allure, ses lunettes, son crâne chauve, rappellent les années cinquante. Superposer sa photo et celle de Guy Mollet, patron de la SFIO au début de la Cinquième République, procure une saisissante impression de déjà-vu. »

Le lecteur n’apprend hélas pas grand-chose en parcourant Les Amateurs, puisque la plupart des faits récapitulés dans ses pages ont fait la joie des réseaux sociaux depuis 2017… Pourquoi alors l’évoquer dans ces conseils de lecture ? D’abord parce que l’ouvrage développe assez bien un point crucial au fondement de la construction de l’épopée Macron : la trahison. Ensuite, parce qu’il éclaire d’une lumière nouvelle pour le grand public la relation entretenue par le président et son ex-Premier ministre Édouard Philippe, cette froide rivalité qui invite à méditer sur le désir d’aventure politique que semble aujourd’hui nourrir ce dernier. Enfin, parce qu’on peut y lire quelques histoires édifiantes (le blues de Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur intermittent, le projet de start-up normande formé par Julien de Normandie, Ismaël Emelien et Emmanuel Macron lui-même en 2014…). Mais, à ne pas vouloir s’attaquer au plus sérieux, notamment les affaires judiciaires qui impliquent une part non négligeable de ministres et de députés LREM, Aphatie fait très vite le tour de son sujet, jusqu’à dériver complètement dans les derniers chapitres pour régler ses comptes avec Nicolas Hulot (à propos d’une accusation de viol aujourd’hui prescrite et qui n’a pas grand rapport avec l’amateurisme du gouvernement actuel) et avec le Rassemblement national. Très loin d’avoir été exhaustif malgré tout, l’auteur en oublie curieusement cette affaire, pourtant savoureuse !, qui a coûté son poste à François de Rugy, éphémère ministre de la Transition écologique et des Crustacés. Étonnant, non ?

Jean-Michel Aphatie, Les Amateurs. Les coulisses d’un quinquennat (Flammarion, paru le 8 septembre 2021).


Le désormais fameux duo du Monde Davet-Lhomme (Sarko m’a tuer, French Corruption, « Un Président ne devrait pas dire ça… ») consacre une foisonnante enquête à la personnalité d’Emmanuel Macron. Affolés par la parution de l’ouvrage, les soutiens du Président ont maladroitement tenté de désamorcer cette potentielle bombe politique, en ironisant sur la subjectivité des nombreux témoins interrogés. Rétablissons d’emblée une vérité : non, les auteurs n’ont pas ouvert leurs microphones aux seuls détracteurs de Macron mais ont cherché à cerner leur objet d’étude à travers ceux qui ont croisé sa route. Observant une consigne élyséenne de discrétion, beaucoup de proches du chef de l’État, notamment ses ministres, ont décliné l’invitation des deux journalistes. Mais l’ouvrage retranscrit néanmoins les confidences de ceux qui ont bravé l’interdit : François Patriat, Marlène Schiappa, Stanislas Guérini et bien d’autres. Si, en fin de compte, le portrait s’avère à charge, c’est tout de même que le modèle le mérite…

Le Traître et le Néant, sans contenir de révélations fracassantes, confirme et précise les traits de personnalité du huitième président de la Ve République. Le récit de la conquête du pouvoir suprême, l’histoire d’une trahison méticuleuse et culottée, est narré dans le détail et n’en finit plus de stupéfier. L’homme qui tire les marrons du feu, au détriment d’un François Hollande dont l’aveuglement confine à la déficience, ne manque pas de qualités. Il faut reconnaître à Emmanuel Macron un réel don de séduire et de fédérer, une audace sans bornes, un absence totale de principes mais aussi une capacité de travail qui en ont fait une incontestable bête politique. Les témoignages abondent dans le même sens : sans être le plus brillant ni le plus honnête intellectuellement (sa capacité à mentir effrontément estomaque), Macron envoûte ses interlocuteurs. Au point de pouvoir franchir « par effraction », selon ses termes, les portes du Château et d’entraîner dans son sillage l’élection d’une majorité parlementaire ectoplasmique.

Les deux parties de l’essai, qui lui donnent son titre, sont fondamentalement complémentaires. Bien des observateurs, intérieurs ou extérieurs, tentent en effet de définir le macronisme sans succès. Et pour cause : il n’existe pas. Il ne serait finalement pas grand-chose d’autre que l’admiration béate des différents cercles de soutiens, patiemment assemblés, pour un homme sûr de son destin et de sa supériorité. Dépourvu d’idéologie propre, porté par des incantations creuses (« efficacité », « progressisme », « de droite et de gauche »…) Macron possède, en revanche, un entregent hors du commun et un cynisme à toute épreuve. Cela lui suffira probablement pour conserver le pouvoir en 2022. Mais qu’en restera-t-il ? Cette aventure est d’abord une aventure personnelle, qui aura laissé en bord de route bien des déçus : les Collomb, De Villiers ou Borloo, séduits puis écœurés, ainsi que les 70 députés En Marche ! qui ont abandonné le navire. Elle aura alimenté l’ire de quelques ennemis irréductibles, à l’instar de l’homme d’affaires Matthieu Pigasse ou du financier Philippe Villin. Emmanuel Macron a ravagé le paysage politique sans la volonté d’édifier une formation politique substantielle, LREM n’étant de l’avis unanime qu’une coquille vide peuplée de godillots, incapable d’enracinement. Fidèle à son principe de flexibilité politique et d’opportunité (pour ne pas dire d’opportunisme), il n’aura pas non plus permis à un courant de pensée d’émerger.

À trop jouer avec le feu, celui qui se vante souvent de « prendre son risque » pourrait finalement finir par s’y brûler… Le livre de Davet et Lhomme s’attarde sur les affaires judiciaires, ce spectre menaçant la toute fin du quinquennat et l’imminente campagne électorale… Il y a, bien entendu, ce signalement auprès de la justice du rôle trouble joué par Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée puis ministre de l’Économie, dans la cession de la branche énergie d’Alstom à l’américain General Electric (2013-2014), et les ramifications potentielles de ce même dossier (financement de la campagne 2017 du candidat). Il y a, surtout, les investigations en cours opérées par la Cour de Justice de la République concernant la gestion de la pandémie de Covid-19, dont les deux journalistes ont pu parcourir quelques éléments particulièrement lourds pour l’exécutif. Profondément ébranlé par l’affaire Benalla, la crise des Gilets jaunes et le mouvement social contre la réforme des retraites, Emmanuel Macron s’est jusqu’à présent toujours tiré d’affaire, parvenant à renverser les situations désespérées avec une réussite impressionnante. Mais la bonne étoile de cet homme, plus tacticien que politique, plus manipulateur que visionnaire, brillera-t-elle encore longtemps ?

Gérard Davet, Fabrice Lhomme, Le Traître et le Néant (Fayard, paru le 13 octobre 2021)


Les études d’opinion sont sans équivoque : les Français rejettent massivement la perspective d’un nouveau duel Macron-Le Pen au second tour de la présidentielle 2022 (72 % des électeurs, d’après l’IFOP, dès novembre 2019). Mais les deux concernés redoublent d’efforts pour que leur face-à-face se reproduise, pleinement conscients du piège tendu à l’électorat. Emmanuel Macron sait qu’il a besoin d’un rival à la réputation sulfureuse, Marine Le Pen croit qu’elle peut capitaliser sur le rejet du président en exercice. Le constat est d’une grande banalité. François-Xavier Bourmaud et Charles Sapin (Le Figaro) passent au crible l’alliance objective des finalistes de la présidentielle 2017 et en dénombrent les manifestations.

La majorité a théorisé elle-même la prétendue opposition entre progressistes et populistes, se substituant à un clivage droite-gauche dont le macronisme aura été le dernier clou sur le cercueil. Et pourtant, les votes additionnés des deux camps (à la présidentielle, aux Européennes, plus encore aux élections locales) ne dépasse jamais la barre des 50 % d’électeurs. « Malgré les efforts conjugués des deux finalistes de 2017 pour imposer un nouveau clivage façonné à leur avantage, le duopole qu’ils forment n’écrase pas le match électoral ». Ils ont beau en être conscients, le Président de la République et son entourage entretiennent l’illusion. Dès son départ du gouvernement de Manuel Valls à l’été 2016, Emmanuel Macron n’a eu de cesse de vouer aux gémonies les grands partis. Une fois arrivé au pouvoir, il a multiplié les coups politiques pour s’assurer que les socialistes ne se relèveraient pas et que Les Républicains – la bête qui bouge encore – finiraient à leur tour terrassés. Il en a débauché les cadres subalternes (Gérald Darmanin, Édouard Philippe, Bruno Le Maire…). Il a modifié le mode de scrutin des élections européennes pour en finir avec les circonscriptions régionales et « nationaliser » le scrutin, manœuvre avantageant électoralement LREM… et le RN. Suivant son mantra « en même temps », il a projeté d’échelonner ses réformes (la relance de l’économie et le régalien pour conquérir à droite, puis la redistribution pour satisfaire à gauche). Tout au long de son mandat, il a également veillé, au prix d’une triangulation périlleuse, à adresser des signaux aux électeurs écologistes (renoncement aux projets d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, de centre commercial Europacity dans le Val-d’Oise, de « Montagne d’or » en Guyane…). L’accumulation des crises (affaire Benalla, Gilets jaunes, coronavirus) a finalement bouleversé le calendrier des réformes structurelles et ouvert les vannes des dépenses publiques pour éteindre l’incendie, brouillant un peu plus encore les repères idéologiques.

De son côté, le Rassemblement national veut jouer en 2022 la revanche de 2017. Il lorgne lui-aussi sur la dépouille des Républicains, persuadé que ceux qui résisteront aux sirènes macroniennes pourraient franchir le Rubicon vers la droite de la droite… Et Marine Le Pen a senti à son tour souffler le vent écologique. Elle a verdi son programme avec la complicité d’Hervé Juvin, lequel revisite le concept du localisme pour concilier préoccupation environnementale et valorisation du terroir. L’incapacité de la présidente du RN à justifier une sortie de la zone euro lors de sa calamiteuse prestation du débat d’entre-deux-tours 2017 a également conduit à infléchir la ligne économique du RN, désormais timidement eurosceptique, en clair plus consensuelle. Ça tombe bien : le temps où les leaders de l’extrême-droite n’étaient, par principe, jamais consultés parmi les chefs de partis par le Président de la République est révolu. Impossible pour Emmanuel Macron de ne pas convier dans ses salons celle qui incarne l’une des deux plus grandes forces électorales du moment. Le Président se montre courtois et respectueux ; Le Pen, elle, savoure. Preuve que la diabolisation porte ses fruits. Trop peut-être ? « Même sans caméras, elle est loin d’être la plus caricaturale, bien au contraire », s’inquiète un ministre auprès des auteurs. Donc d’autant plus dangereuse.

Il a beau se défendre d’avoir « installé » Marine Le Pen dans le rôle de première opposante, Macron est en passe de réussir son pari : liquider les partis de gouvernement et verrouiller le jeu démocratique. Ce qui sied parfaitement à la candidate du RN, seule rivale à peu près audible. « Ces deux illusionnistes font semblant de préparer un duel, mais en réalité ils dansent en duo », avait un jour commenté Christian Jacob. Les journalistes Bourmaud et Sapin ont précisément tenté de mettre en lumière les pas d’un étrange tango, avec cet essai politique d’assez bonne facture.

François-Xavier Bourmaud et Charles Sapin, Macron-Le Pen. Le Tango des fossoyeurs (L’Archipel, paru le 2 septembre 2021)


En annonçant l’arrivée dans la course à l’Élysée d’un « candidat hors système » qui va bouleverser la donne (attention : il n’est pas prédit qu’il l’emportera !), la journaliste Laetitia Krupa (France Télévision, Europe 1) ne prend pas un risque démesuré… Son essai est l’aboutissement d’une enquête solide, construite sur une série d’entretiens, l’épluchage de la presse, le décryptage des enquêtes d’opinion, le suivi des récentes élections à l’étranger et l’examen des rumeurs dont bruisse l’univers politico-médiatique. Les constats établis sur l’état du pays ne sont pas contestables. Comme en conclut l’essayiste, « tous les signaux sont au vert » pour qu’un clown apparaisse et perturbe la présidentielle de 2022. La fin du monopole de l’information par la presse et l’audiovisuel, la défiance des Français envers le personnel politique, le télescopage de la société du spectacle et de la sphère du pouvoir et, bien sûr, les précédents internationaux (élections de Trump et Bolsonaro, victoire du Mouvement 5 Étoiles aux législatives italiennes de 2018…) sont autant de facteurs favorables à l’avènement d’un trublion. Si La Tentation du clown ne se plonge pas dans les profondeurs de l’histoire, l’ouvrage consacre néanmoins un chapitre passionnant aux candidatures avortées de Pierre Dac (1965) et de Coluche (1981), avant-gardistes mais révélateurs d’un phénomène appelé à se banaliser. Il faut aussi reconnaître à Laetitia Krupa le mérite d’éplucher une somme considérable de profils susceptibles de correspondre à cette candidature iconoclaste, quitte à donner un peu trop de crédits aux bruits de couloirs savamment diffusés au sommet de l’État. Passent au crible de sa critique Jean-Marie Bigard (bien sûr…), Éric Zemmour (à l’évidence…), Didier Raoult (immanquablement…) mais aussi les Gilets jaunes Jacline Mouraud et Éric Drouet, Cyril Hanouna, Éric Cantona, Patrick Sébastien, le général Pierre de Villiers, François Ruffin, l’environnementaliste quasi inconnu Gilles Lazzarini et… Élise Lucet.

Malgré ce travail documenté, l’essai de Laetitia Krupa souffre de faiblesses méthodologiques rédhibitoires. Au fil de la lecture, il apparaît évident que l’auteur confère au concept de « clown » la définition la plus large possible pour amalgamer des personnalités pourtant sans grand rapport, sinon celui de provenir de la société civile (serait-ce donc une tare ?). Les nuances qu’elle tente d’apporter (le clown bouffon, le clown blanc…) dissimulent mal sa volonté de tourner en dérision toute initiative extérieure au microcosme politique et aux grands partis, et d’assimiler au complotisme tout discours s’écartant de la doxa économique et sociétale. Une once de discernement conduirait pourtant à distinguer clairement la candidature de pure agitation de l’offre politique porteuse d’un projet de société cohérent, quand bien même ce projet irait à l’encontre des convictions de l’auteur. Un Bigard dans le jeu politique n’a pourtant pas la même consistance que l’ambition d’un haut-gradé de l’armée française mais, pour Laetitia Krupa, toute velléité d’alternative politique est forcément clownesque… Avec ce raisonnement, le général de Gaulle aurait été immanquablement qualifié de clown… Un militaire à l’Élysée ? Les heures les plus sombres du boulangisme !

La défaillance conceptuelle de l’ouvrage est aggravée par des procédés pour le moins malhonnêtes (raccourcis, procès d’intentions, analogies douteuses…). Mais il n’est guère difficile au lecteur de comprendre où Laetitia Krupa veut l’emmener. Bien consciente que l’avènement d’Emmanuel Macron, cet ex-banquier jamais élu, sans parti politique, promoteur d’un discours dégagiste et devenu en quelques mois la coqueluche des médias, colle pile-poil à sa vaste définition du clown, la journaliste s’en tire par un numéro d’équilibriste lui aussi digne du cirque : « Macron a joué au clown ». Autrement dit, ce n’était qu’une apparence. Son entourage et lui-même seraient, sachez-le !, contraints de surexploiter les réseaux sociaux (TikTok, Twitch, etc.) et les plateaux hanounesques pour ne pas laisser ce monopole aux vrais clowns populistes et dangereux, contre lesquels ils constituent heureusement le rempart. L’insouciance avec laquelle l’auteur appuie sa démonstration sur les analyses soufflées par les soutiens du président (Stéphane Séjourné, Gaspard Gantzer, Thierry Solère…) confirme, pour qui en aurait douté, que la thèse qui sous-tend La Tentation du clown ne sert pas uniquement les intérêts de la science politique.

Laetitia Krupa, La tentation du clown. Comment un candidat hors système va bouleverser l’élection présidentielle (Buchet Chastel, paru le 6 mai 2021)


« Tout aurait pu être anticipé. Zemmour avait avancé ses pions, avait quadrillé le terrain, installé le décor. Il avait l’avantage. [Sa campagne], il la préparait depuis trente ans. Il était monté en puissance jusqu’à cet accident démocratique. La fatigue des partis, le succès du populisme, la place des questions identitaires dans le débat public, tout concourait à l’émergence d’un candidat antisystème. Il avait saisi sa chance. Le paysage était en place, depuis plusieurs années. » Ainsi s’exprime le narrateur du roman politique Une Élection ordinaire (2015), jeune journaliste d’un média progressiste chargé de suivre la campagne d’un candidat-surprise victorieux : Éric Zemmour. L’auteur de cette fiction, opportunément rééditée par la maison Ring cet automne, n’est autre que Geoffroy Lejeune, directeur de la rédaction du très droitier Valeurs actuelles, qui se définit lui-même comme un « zemmourologue ». L’édition dite définitive de son roman est précédée d’un mini-essai riche en informations sur les préparatifs de la candidature ultramédiatisée du polémiste. Une Élection ordinaire, paru il y a six ans, reflétait-elle la naissance d’une ambition secrète, ou bien l’a-t-elle déclenchée ? À en croire Zemmour lui-même, c’est bien la fiction qui lui aurait mis « cette idée folle dans la tête… ». Peut-être bien, en effet, que celui qui était encore à l’époque un chroniqueur politique et l’auteur de quelques essais à succès ne pensait pas à la présidentielle en se rasant. Avec son roman, Lejeune a (consciemment ?) suivi la prescription du stratège trumpiste Steve Bannon, pour lequel la politique dérive de la culture et la fiction doit d’abord imposer une réalité souhaitée.

Quels sont les enseignements à tirer du témoignage de Zemmour président et des parts de vérité disséminées dans Une Élection ordinaire ? D’abord la virulence impitoyable des rivalités internes au sein de l’extrême droite française, étalées dans le roman qui s’appuie sur des confidences authentiques. Ensuite, la médiatisation calculée et intéressée de Zemmour, avec 15 à 30 % de ventes supplémentaires en moyenne pour un média qui lui consacre sa une. Également la volonté de faire de l’immigration le thème de la campagne électorale 2022, ce dont le principal concerné ne se cache pas. Enfin et surtout, la stratégie politique en cinq étapes que compte suivre celui qui n’est pas encore officiellement candidat pour cumuler les suffrages : 1. Fracturer la droite – 2. Engranger le soutien de cadres LR déçus par leur camp (Retailleau, Guaino, Wauquiez…) – 3. Rassembler la droite « souverainiste » éparpillée (Dupont-Aignan, Philippot…) – 4. Signer un pacte avec Marion Maréchal pour marginaliser Marine Le Pen à l’extrême droite – 5. Capitaliser sur le rejet de Macron pour devancer ce dernier au second tour.

Quant à l’origine de cette candidature présidentielle, si l’on fait fi de l’instillation lente du scénario de Geoffroy Lejeune dans l’esprit de l’intéressé, elle se situerait à l’été 2019, alors que Les Républicains venaient de subir une cuisante déconvenue lors des européennes. Le Rassemblement national sortait alors en tête du scrutin, devançant à peine LREM, mais avait essuyé le refus d’Éric Zemmour de figurer en troisième place de sa liste. Sa participation à la Convention de la droite, en septembre de la même année, contribue à jeter le trouble… Puis de sujet épisodique de conversation, la perspective est devenue proposition. En décembre 2020, raconte l’auteur, c’est Marion Maréchal qui aurait encouragé sérieusement Zemmour à se lancer, jusqu’à le convaincre. La suite, nous la connaissons : elle est en train de s’écrire sous nos yeux sidérés…

Geoffroy Lejeune, Zemmour président, de la fiction à la réalité. Suivi de Une élection ordinaire (Ring, 2015 ; édition définitive parue le 14 octobre 2021)


Et la gauche dans tout ça ? Une fois retombé le petit soufflet de la primaire d’EELV et constaté le manque d’effervescence autour des autres candidats déclarés, Anne Hidalgo la première, l’absence de dynamique y est frappante. Lire dans ce contexte la réédition en poche d’Un Temps troublé, de Lionel Jospin, n’est pas dépourvu d’utilité. Un an et demi avant la présidentielle 2022, l’ancien Premier ministre, figure tutélaire mais discrète du socialisme, avait pris la plume pour porter un regard critique sur les défis du moment et les déconvenues de la gauche, du quinquennat manqué de François Hollande à l’avènement « surprise » d’Emmanuel Macron. Avec ce style pondéré et un peu docte dont il ne s’est jamais départi, Lionel Jospin énonce tout d’abord, plein de sagacité, les grands évènements qui ont chamboulé la France et le monde depuis quarante ans avec, pour fil rouge, cette interrogation obsédante : pourquoi 2017 et quel avenir pour le socialisme ?

Sans délivrer la recette-miracle, Jospin fait néanmoins preuve de lucidité sur bien des aspects de la vie politique actuelle. Certainement pas dupe de la nature du macronisme, il prend ses distances avec la notion de « progressisme », dépourvue de « sens précis » mais devenue « plutôt une facilité de langage destinée à construire une opposition politique commode face au Rassemblement national ». Et d’ajouter plus loin : « S’il fallait décrire l’idéologie macronienne, je dirais qu’elle tient en deux mots : le néolibéralisme et le progressisme, le premier masqué et le second affiché. » Jospin rejette implicitement la thèse, encore défendue parfois, d’un Macron président de gauche. D’ailleurs, l’ancien champion de la privatisation d’entreprises surprend son monde en prônant la fin du mariage de raison entre socialisme et libéralisme, cette trahison de la gauche qui a conduit à sa presque disparition. Celui qui dirigea l’action du gouvernement entre 1997 et 2002 a pris conscience que le contexte international avait profondément muté, que la mondialisation financière et le néolibéralisme étaient devenus de réelles menaces tant pour l’économie que pour la démocratie. Plus question aujourd’hui de prôner l’adaptation du marché intérieur à la dure loi du libre-échange dérégulé. Jospin appelle la gauche à s’en préserver à l’échelle du pays puisque, relève-t-il avec une candeur touchante, « l’extension du libre-échange a démantelé […] les régimes protectionnistes traditionnellement mis en place par les États » et « le Marché commun, devenu l’Union européenne, n’a pas contrarié ce mouvement » (!). Pour synthétiser, Lionel Jospin appelle à la création d’une force de gauche réellement sociale, écologique, démocratique… et débarrassée de la tentation austéritaire. En effet, parmi les propositions concrètes qu’il formule, celles qui visent à résoudre le problème de la dette méritent d’être citées. Outre une revue des politiques publiques (solution convenue et pas toujours judicieuse… cf. la RGPP menée par Nicolas Sarkozy), il préconise d’augmenter les impôts des plus fortunés et des multinationales, de laisser courir l’inflation au-delà du seuil de 2 % fixé par la BCE, de solliciter auprès des particuliers un grand emprunt public et de plaider en faveur du rééchelonnement voire de l’annulation d’une partie de la dette.  

Le professeur Jospin dispense aussi quelques conseils stratégiques. Un peu par désarroi, beaucoup par l’expérience fructueuse de « la gauche plurielle », l’intéressé reste persuadé que l’association des forces éparpillées, trop faibles pour l’emporter seules, constitue le plus sûr chemin vers la victoire. Les Verts ? Il ne peuvent espérer gouverner à court terme qu’au prix d’une coalition avec la droite, la gauche ou le centre, comme en Allemagne. Génération.s de Benoît Hamon ? Un mouvement mort-né. Le Parti communiste ? Il témoigne d’un passé révolu mais couve encore en son sein des militants vaillants et de conviction sincère dont le talent mériterait d’être exploité. La France insoumise ? Elle tient par l’incarnation de son chef mais risque l’implosion compte tenu de sa structure interne vaporeuse. Reste donc le Parti socialiste, bien malade mais capable encore d’un sursaut, estime Lionel Jospin, à condition d’opérer sa mue idéologique et de constituer une plateforme à gauche, en scellant des alliances. Resterait à forger un programme commun portée par une personnalité consensuelle. Lors de la première publication d’Un Temps troublé, courant 2020, cette perspective paraissait déjà bien compromise. À cinq mois de l’élection présidentielle, elle relève de la pure science-fiction. Force est d’admettre que 2027 est la date la plus optimiste sur l’agenda de la gauche.

Lionel Jospin, Un Temps troublé (Seuil, 2020 ; paru en poche le 2 septembre 2021)


Photo d’illustration (éditée) : Exilexi / WikimediaCommons

Auteur : Gabriel Bernardon

Geek qui se soigne. Attraction-répulsion pour la politique. J'aurais voulu être un poète.

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