
Les éditions Dupuis ont publié à la mi-octobre Où est donc Arabesque ?, l’ultime bande dessinée des Tuniques Bleues signée par le duo Cauvin-Lambil. Cette parution intervient un an exactement après la sortie de L’Envoyé spécial, fruit de la collaboration du dessinateur Jose Luis Munuera et des scénaristes BeKa (Bertrand Escaich et Caroline Roque). Mais le passage de témoin à de nouveaux auteurs risque de ne pas suffire à relever une série qui s’essouffle.
La parution d’un nouvel opus des Tuniques Bleues n’est jamais un événement médiatique. Après un demi-siècle d’existence, la série reste populaire sans avoir atteint la notoriété d’Astérix, de Blake et Mortimer, de Lucky Luke ou de son grand frère Blueberry. La mort de son créateur et scénariste historique Raoul Cauvin, le 19 août 2021, marque bien sûr la fin d’une époque. Avant de disparaître, Cauvin avait de toute façon décidé de passer la main, choix que ne partageait pas le dessinateur Willy Lambil, qui se sent toujours, à 85 ans, la main assez ferme pour mettre en image les aventures du sergent Chesterfield et du caporal Blutch. La première tentative de transition s’est d’ailleurs opérée dans une certaine confusion puisque le numéro 65, réalisé par le trio Munera, Escaich et Roque (alias BeKa) a été publié dès octobre 2020, avant ce numéro 64 qui marque la fin de l’œuvre commune de Cauvin et Lambil. C’est le scénariste Kris qui signera le prochain numéro, avec l’inusable Lambil aux crayons.
Révolution graphique, déception scénaristique

Le scénario d’Où est donc Arabesque ? est dérisoire. Sur ordre du général Grant, les chevaux du 22e régiment de cavalerie sont réquisitionnés. Parmi eux : Arabesque, le cheval de Blutch. Les fidèles de la série connaissent l’affection que le petit caporal chauve porte à cette bête, aussi antimilitariste que lui ! Blutch part donc à la recherche d’Arabesque et rencontre, évidemment, pléthore d’obstacles sur son parcours. L’album est symptomatique à la fois du manque de souffle et d’idées neuves dont souffrent les Tuniques Bleues depuis, au bas mot, une vingtaine d’années. Le tome 48 avait déjà été consacré, en 2005, au « personnage » d’Arabesque à travers une série d’histoires courtes. Où est donc Arabesque ? achève sur une note tristounette l’ère Lambil-Cauvin. L’album trahit à la fois la paresse d’écriture d’un Cauvin las et le relâchement du dessin de Lambil, moins précis qu’il ne l’était il y a quelques années, comme en témoigne une relecture comparative du tome 45, Émeutes à New York (2002), l’un des Tuniques Bleues les plus aboutis graphiquement.
L’opus réalisé par BeKa et Munera en 2020 a incontestablement apporté un vent de fraîcheur en révolutionnant l’identité visuelle de la série sans rompre avec la recette qui a fait son intérêt, ce mélange de réalisme, de clins d’œil historiques, de bonhommie et d’un second degré parfois assez fin. On peut ne pas apprécier le style de Munuera, difficile pourtant de nier l’originalité de son travail et la recherche d’effets visuels qu’il introduit dans son art. Avec L’Envoyé spécial, unique album du trio, BeKa et Munuera ont toutefois inscrit la série sur une pente moralisatrice et manichéenne qu’elle n’avait jamais prise. L’histoire d’amour à l’eau de rose entre une jeune bourgeoise cultivée et un descendant d’esclave de faible condition, à l’insu d’un époux non désiré, violent, propriétaire d’esclaves et engagé dans les rangs sudistes traduit le souhait de ces auteurs occasionnels d’arrimer l’univers des Tuniques Bleues à l’axiologie du XXIe siècle. Lorsqu’ils dénonçaient l’esclavage, l’horreur des combats et le cynisme des officiers, Cauvin et Lambil y mettaient tout de même davantage de subtilité, ce qui rendait de fait les situations et les pensées des personnages nettement moins anachroniques.
« L’opus réalisé par BeKa et Munera en 2020 a incontestablement apporté un vent de fraîcheur en révolutionnant l’identité visuelle de la série sans rompre avec la recette qui a fait son intérêt »
Vivement Appomattox !
Les Tuniques Bleues se sont enlisées dans la guerre de Sécession, laquelle a éclaté au début du tome 2, Du Nord au Sud (1972). Auparavant, les histoires courtes de Raoul Cauvin et de Louis Salvérius, dessinateur décédé prématurément en 1972, ainsi que le premier album paru, Un Chariot dans l’Ouest, situaient l’action à Fort Bow, en plein Far West. Nos soldats de l’armée américaine y affrontaient (mollement) des tribus indiennes. L’entrée en guerre contre les troupes confédérées coïncide avec une triple évolution de la série. Les deux personnages principaux quittent Fort Bow pour intégrer le 22e de cavalerie sous les ordres de l’étrange capitaine Stark, une sorte d’automate de la guerre. L’essentiel de leurs aventures concerneront, dès lors, la guerre civile américaine, même s’ils retrouvent l’atmosphère douillette de Fort Bow au détour de quelques albums plutôt réussis (notamment Le Blanc-bec en 1979 et Capitaine Nepel en 1993). La série devient aussi plus sérieuse, plus réaliste, alimentée par d’authentiques références historiques. C’est la deuxième évolution notoire. La troisième accompagne les deux premières. En quittant le registre strictement humoriste – qui demeure malgré tout dominant – les personnages des Tuniques Bleues se délestent de leurs traits grossiers de caricature, propres au style initial de Salvérius. Ce dernier est lui-même à l’origine de cette évolution graphique, particulièrement spectaculaire dans le tome 4, Outlaw (1973).

Pendant cinquante ans, les auteurs ont offert à leurs lecteurs quelques grandes pages de la bande dessinée, qui évoquent tous les aspects de la guerre de Sécession. Cauvin s’est documenté en permanence pour que ses histoires rendent compte des innovations de l’armement (mitrailleuse Gatling, sous-marins, ballons d’observation) et des technologie en général (photographie, chemin de fer). Qu’elles permettent de revivre de grandes batailles du conflit (voir l’excellent tome 27, Bull Run). Qu’elles abordent la question du racisme et de la ségrégation indissociable de cette guerre Nord/Sud. Enfin, qu’elles popularisent des anecdotes marquantes ou insolides (« exploits » du gang pro-confédéré de William Quantrill, combat naval de Cherbourg, femmes-soldats engagées, émeutes de la conscription, etc.). Ce que la franchise a gagné en sérieux et en maturité, elle l’a hélas perdu en romanesque. Cauvin, qui excellait dans l’art de raconter en 44 planches des récits riches, variés et bien rythmés (Les Bleus dans la gadoue, Vertes années, Grumbler et fils, La Rose de Bantry, L’Or du Québec pour citer les albums les plus mémorables) a livré ces dernières années des scenarii sans aspérité, oubliés une fois lus, et que ne relevaient plus les running gags ni la réapparition improbable de personnages secondaires, comme l’envahissant soldat sudiste Cancrelat.
Mettons néanmoins au crédit de Cauvin son attachement aux faits historiques jusqu’aux récents volumes parus, à l’exception, hélas, de l’ultime, Où est donc Arabesque ? Ainsi, Cauvin et Lambil ont signé en 2019 La Bataille du Cratère, qui narre la déroute des troupes du Nord lors du siège de Petersburg (Virginie) à l’été 1864… Soit, quelques mois avant la capitulation du général Robert E. Lee à Appomattox, événement qui devait marquer la fin du conflit et la victoire de la Fédération sur les États confédérés sécessionnistes. Il serait bon, à dire vrai, que les prochains auteurs gardent à l’esprit cette chronologie et se décident à mettre le point final à une belle épopée du huitième art qui a tout simplement fait le tour de son sujet.
Il faut savoir terminer une série.