
Ecrivaine et globe-trotteuse britannique, Jan Morris est morte fin 2020 à 93 ans, au moment où son ultime portrait de ville suscitait l’intérêt des éditeurs francophones. Paru en Belgique chez Nevicata en 2018, Trieste ou le Sens de nulle-part a trouvé un nouveau souffle en 2021, en format poche chez Payot. Trieste, cité frontalière aux identités multiples, semble résonner avec la vie singulière d’une voyageuse qui fut tout d’abord soldat et aventurier.
En 2001, Jan Morris livrait au lectorat anglophone son Trieste and the Meaning of Nowhere, annoncé comme son dernier livre. De la part de l’écrivaine, cet ouvrage n’était pas seulement un geste professionnel, c’était un acte d’appropriation. Elle considérait en effet qu’une ville devenait sienne à partir du moment où elle y possédait une maison et/ou y avait consacré un livre.
Morris à Trieste, c’est une histoire qui commence en 1945. Elle y débarque au sein de l’armée britannique qui co-administre alors ce grand port italien tout juste arraché aux Allemands et très convoité par les Yougoslaves. À moins de bien connaître ce recoin européen, porte d’entrée vers les Balkans, tout ceci peut sembler complexe. Pourtant, Morris ne perd ni n’ennuie ses lecteurs, en tout cas pas son cœur de cible d’italophiles, de nostalgiques de l’Autriche-Hongrie et de connaisseurs de la région.
Une italianité complexe

Trieste ou le Sens de nulle-part tient autant du guide historique que du témoignage vivant, un double exercice difficile à propos d’une cité qui, derrière une tempérance bourgeoise, cache une histoire déroutante et des charmes subtils. Définir Trieste, c’est avoir le goût de la mosaïque et de la nuance ; située à la croisée des influences latines, balkaniques et austro-hongroises, la ville est fort singulière dans l’Italie contemporaine. Mentionnons son patrimoine religieux multi-cultuel, ses faubourgs aux faux airs d’Europe centrale et sa situation quasi enclavée parmi les pays slaves, sans oublier la bora, ce vent qui souffle en tempête, et nous obtenons de Trieste une image plus précise mais loin d’être exhaustive.
La cité portuaire est forgée pendant deux siècles par des bourgeois autrichiens, des marins grecs et albanais, des commerçants juifs et arméniens, des ouvriers slaves, des affairistes de toute l’Europe, des aventuriers britanniques et des artistes de passage comme James Joyce qui s’installe plusieurs années dans la région. Trieste finit par rejoindre l’Italie en 1918, manière d’achever l’union du pays entamée au siècle précédent. Devenue un port italien parmi d’autres, la ville se sclérose doucement dans les odeurs de café, sa marchandise fétiche.
Trieste n’est pas qu’une mosaïque, c’est aussi un noeud. Morris remarque le mémorial de guerre sur la colline San Giusto et sa plaque énigmatique : « Tout en affirmant rendre hommage aux morts de la Première Guerre mondiale, elle oubliait de dire pour quel pays ils étaient morts. Ici, en l’occurrence, nation ou race et patriotisme n’allèrent pas toujours de pair ».
« Jan Morris compare l’empire austro-hongrois, dont Trieste fut l’une des principales villes, à l’Union européenne. Assurément, dans l’esprit d’une auteure critique envers le nationalisme post-wilsonien, cette comparaison vaut idéalisation »
Après l’époque du fascisme italien, Trieste et son arrière-pays l’Istrie deviennent des territoires aux souverainetés multiples et aux frontières mouvantes. Le sort de la région reste incertain lorsque Morris la découvre au sortir de la guerre, mais les questions politiques mêlées aux nationalismes identitaires dessinent déjà le monde d’après. En 1945, un massacre à double coloration politique et ethnique – celui d’Italiens par les Yougoslaves – est en cours sur le carso, l’immense relief calcaire qui enserre l’agglomération triestine. Quant à l’ancien camp d’extermination nazi situé près du port, il va bientôt devenir camp de transit pour populations déplacées.
Nostalgie impériale
Détail rare et intéressant, Jan Morris compare l’empire austro-hongrois, dont Trieste fut l’une des principales villes, à l’Union européenne. Assurément, dans l’esprit d’une auteure critique envers le nationalisme post-wilsonien, cette comparaison vaut idéalisation. Le projet européen présente effectivement des points communs avec l’Autriche impériale, mais depuis vingt ans la ressemblance tient autant à la cohabitation pacifique des peuples qu’aux tendances psychorigides d’une administration centrale en manque de légitimité et de puissance. Cette Europe austro-hongroise jusque dans la sclérose et la déconfiture, Morris ne l’a pas vue venir en 2001.
Sur les questions impériales et nationales, la Britannique ne pêche pas uniquement par manque d’anticipation. Surtout lorsqu’elle dit se sentir « encouragée » par un tag « Fuk Nations ! » (sic) aperçu sur un mur de la ville – notons que la version française mentionne « Enculées de nations », une traduction qui masque l’anglophonie imparfaite du manifeste, alors que ce n’est pas un détail. Si la gestation des nations modernes sur base ethnique est une brutalité, surtout autour des Balkans, l’idéal postnational ressemble trop souvent à un jeu de dupes dont les Anglo-saxons ressortent culturellement hégémoniques. De ce fait, l’enthousiasme de Morris face à ce « Fuk Nations ! » ne sera pas partagé par tous ses lecteurs étrangers, même les plus critiques envers la multiplication des frontières.

Un genre de témoignage
La version française, commune aux éditions Nevicata et Payot, n’a jamais l’air tout à fait francophone. La faute en incombe à une traduction un peu littérale d’où découlent des tournures franchement laides, voire sibyllines (parlant du château Miramar de Trieste : « L’impératrice Elisabeth, l’épouse de François-Joseph, y séjourna souvent, pour être enfin poignardée à Genève. »). Certes, s’il compte de belles pages, le texte original n’est pas exempt de défauts ; Morris est journaliste bien avant d’être écrivaine, ce qui peut expliquer quelques envolées moins lyriques qu’asthmatiques. D’ailleurs, son style a toujours été inégal, même si L’Enigme (Conundrum, 1974) est plus joliment écrit. C’est dans ce best-seller en forme de confession qu’elle explique sa transition de genre.
Après une première vie de soldat puis de journaliste prénommé James, Jan Morris devient dans les années 1960 une femme trans, selon le vocable actuel. Dans L’Enigme, elle envisage la fluidité des genres comme marqueur du monde à venir, mais témoigne cependant d’une méfiance envers le concept d’identité « mot à la mode (…) qui masque souvent des idées confuses et une pensée paresseuse ».
Il est regrettable qu’aucune maison française n’ait réédité L’Enigme – la dernière version a trente ans et ses verbes s’accordent trop souvent au masculin. La question trans mérite cette voix débonnaire et subtile, bien plus gaie que la complainte de certains activistes contemporains. Au moins pouvons-nous nous consoler avec ce Trieste en forme d’ellipse, ce cri du cœur de Jan Morris, femme née mâle, mi-galloise mi-anglaise, en faveur d’une fragile « capitale de nulle-part ». Cité développée tardivement et bénéficiant d’apports multiples, comme une petite Amérique au bord de l’Adriatique, Trieste est elle-aussi une énigme : « Les visiteurs tendent à la quitter dans la perplexité et y repensent, rentrés chez eux, avec un vague sentiment de mystère, comme à quelque chose qu’ils ne peuvent localiser ».
Références :
– Jan Morris, Trieste ou le Sens de nulle-part, Nevicata (Bruxelles, 2018) & collection Petite Biblio Voyageurs, Payot (Paris, 2021).
– Jan Morris, L’Enigme, Folio (Paris, 1989).
Photo d’illustration : Diego Delso, delso.photo, License CC-BY-SA