
Journaliste, écrivain et essayiste franco-algérien, Yahia Belaskri est un auteur revigorant pour les âmes assoiffées de liberté. Grande conscience politique et démocratique par les temps troublés, agités par les vents mauvais de l’obscurantisme religieux, il nous offre un concentré de poésie couplée à une grande finesse psychologique, dans son dernier romain paru chez Zulma en 2021, Le Silence des dieux. Et surtout, à travers ses personnages, ce grand écrivain l’affirme : nous pouvons encore échapper à l’oppression et à la cupidité de l’Homme.
« Je sais. Sur les traces des ancêtres, là où on célèbre les noces du soleil et de la pierre, à l’ombre de la montagne, naît le vertige. Les chemins s’ouvrent sur des roches et offrent un monde où règne la beauté des bâtisseurs d’hier. Je sais. Dans les ruines de ce pays, les hommes s’effacent pour faire place au chant qui surgit de chaque pierre, chaque buisson. Je sais. Au milieu des vestiges, les traces s’estompent, subsiste l’émerveillement des premiers jours quand palpite l’innocence. » Les lecteurs qui ouvriront le dernier ouvrage de Yahia Belaskri seront soit surpris, soit époustouflés, soit (c’est encore l’hypothèse la plus probable) les deux à la fois, à la lecture de cette première page d’une poésie raffinée à l’extrême.

L’écrivain franco-algérien n’est pas officiellement poète mais il en revêt l’habit à merveille. Le costume est peut-être même trop étroit pour ses images incarnées. Quand nous lisons la quatrième de couverture du Silence des dieux, nous nous attendons à un roman violent du début à la fin, où des habitants s’entre-tuent, ou presque, au sein d’un village algérien isolé et barricadé par l’armée régulière. L’intrigue peut être résumée ainsi.
Cette lecture primaire ne rendrait pourtant pas compte de la richesse folle contenue dans ce roman paru chez Zulma l’an passé. Peu commenté par la presse française, Le Silence des dieux aurait probablement reçu beaucoup plus de louanges médiatiques si son auteur était aussi connu dans l’Hexagone que Yasmina Khadra. Les deux auteurs ont d’ailleurs plusieurs points communs, celui de l’âge puisqu’ils sont nés dans les années 50, mais également celui de l’engagement. La lutte contre l’obscurantisme, pour la démocratie et l’émancipation (individuelle et collective) traversent leurs œuvres respectives.
Yahia Belaskri a déjà publié plusieurs romans comme Une longue nuit d’absence (2012) ou Les fils du jour (2014) mais c’est en 2018 qu’il est repéré puis édité par les prestigieuses éditions Zulma. Le Livre d’Amray paraît cette année-là. Rebelotte trois ans plus tard avec le roman au cœur de cet article. Ce que tout lecteur doit avoir à l’esprit, c’est que Yahia Belaskri nous a fait cadeau d’un très grand roman, on ne peut plus essentiel au moment crucial où se jouent, dans certains pays, une lutte à mort entre les obscurantistes de tous poils et les défendeurs de la démocratie et des droits de l’homme.
Yahia Belaskri met en scène les habitants d’un village algérien, baptisé la Source-aux-Chèvres. Un jour, ses habitants s’aperçoivent qu’ils ne peuvent plus en sortir, l’armée bloquant tous ses accès. Pourquoi ? On ne le saura jamais. Mais c’est à ce moment crucial, celui de l’enfermement effectif des villageois, que se dévoile le talent de l’auteur.

De poète non déclaré, Belaskri devient naturaliste pour décortiquer à l’os tous les ressorts de la tension qui grandit au sein du village. Les villageois sont préoccupés, sans nouvelles du reste du pays, les anciennes colères de voisinage deviennent des prétextes pour ostraciser les habitants les plus éclairés et progressistes. Le maire – ou plutôt l’homme qui occupait le poste d’édile – est écarté par le mâle alpha auto-proclamé : Abbas. Riche fermier, violent envers ses trois épouses, il constitue le personnage archétypal de l’être mauvais, obtus, intolérant et passablement stupide.
Toutefois, en littérature, il faut des « méchants » pour mettre en valeur les braves dont le monde a besoin, peu importe l’époque. Dans Le Silence des dieux, le salut vient des femmes. Setti, Aïcha, Zohra, Badra… Des mères, jeunes ou moins jeunes, désirables ou aigries (à première vue), certaines sont abusées par leur époux ; d’autres ont la chance d’avoir des compagnons ouverts et éclairés, donc détestés par le petit groupe de tyraillons qui s’est formé à la suite de la mise sous cloche du village.
Ces Algériennes vont résister à l’instauration d’un régime autoritaire au sein de la Source-aux-Chèvres. Ce ne serait pas sans y laisser des plumes, voire des vies. Mais leur force mentale, leur bon cœur et leur âme farouche en sortiront renforcés. Belaskri combine passages philosophico-poétiques (« Je suis là, tu le sais, car tu as lu le parchemin tendu sur mes cicatrices et j’attendrai debout, de tout mon être…»), et scènes très violentes de meurtres, ce qui décontenance – dans le bon sens du terme – le lecteur.
« Vous êtes braves et endurantes. Vous rêvez de vous poser quelque part et de reprendre vie. Croyez sans preuves à notre destin, il sera mille fois meilleur que notre condition auprès des lâches »
(Zohra aux autres villageoises)
Le rythme oppressant du roman n’est pas sans rappeler celui des thrillers psychologiques. On sent que le drame couve, qu’il va se révéler dévastateur. Mais après la pluie vient le beau temps. Après la mitraille et la germination de la haine vient la résurrection et la résurgence d’un humanisme ô combien précieux, ô combien vital, partout, à jamais, pour les peuples d’ici et d’ailleurs, pour les femmes comme pour les hommes, pour les âmes violées et les corps martyrisés.
Dans le roman de Belaskri, tout cela ne sera possible que grâce au courage des personnages féminins. La matriarche, Zohra, reste l’une des protagonistes les plus attachantes. Ni de la prime jeunesse, ni particulièrement belle, elle souffre d’avoir été remplacées par les deux autres femmes de son époux, Abbas. Mais le goût de vivre libre et surtout libérée des coups et des brimades du mari barbare lui permettra de fomenter un grand plan d’évasion, pour que les villageoises et elle puissent s’échapper. En aidant les autres femmes à échapper aux hommes gagnés par la folie, Zohra ouvrira une nouvelle Ère.
« Je sais combien vous êtes épuisées et vacillantes. Vous avez l’impression de descendre dans les abîmes creusées par nos hommes. La désespérance lui dans vos yeux […] Mais vous êtes braves et endurantes. Vous rêvez de vous poser quelque part et de reprendre vie. Croyez sans preuves à notre destin, il sera mille fois meilleur que notre condition auprès des lâches », lancera-t-elle à ses compagnes de fortune, d’une voix lumineuse, prête à dissiper les brouillards.
Référence : Yahia Belaskri, Le Silence des dieux, Éditions Zulma, 2021, 221 pages.