
[Chronique électorale – V] La campagne électorale 2022 est le reflet du quinquennat qui s’achève : médiocre mais épuisante. Marquée par l’absence singulière de dynamique et un manque d’enthousiasme préoccupant de citoyens résignés, cette insupportable course sans suspense vers l’Élysée est-elle définitivement jouée ? Gabriel Bernardon tente d’identifier les rares facteurs d’incertitude et de spéculer sur les scénarios envisageables.
On pourrait paraphraser la sentence ô combien usée de Sir Winston Churchill à propos de la démocratie : « Emmanuel Macron est le pire des candidats, à l’exception des tous les autres ». C’est dans cet état d’esprit que les Français s’apprêtent à voter, les 10 et 24 avril prochains, pour désigner l’homme ou la femme qui sera chargé d’entretenir le pays dans l’illusion de sa vigueur pour cinq année de plus. Sur le chemin de l’Élysée, les cadavres s’alignent déjà comme jadis les crucifiés de la voie Appienne : Xavier Bertrand, Arnaud Montebourg, Michel Barnier, Sandrine Rousseau, Florian Philippot, bientôt Christiane Taubira, François Asselineau, Philippe Poutou… Entre primaires perdues, entrées en lice ratées et collectes des parrainages mal engagées, du tri a été fait parmi bien des prétendants dont la caractéristique aura été un manque patent de préparation et de stratégie électorale. La qualité générale du personnel politique a beau s’être passablement dégradée depuis une quinzaine d’années, le niveau calamiteux de la campagne que livrent les rescapés parvient quand même à choquer. Face-à-face venimeux dans l’émission politique de Cyril Hanouna, polémiques stériles entre candidats de gauche sur la symbolique du pinard-camembert, révélations sur les défaillances des opérations électorales qui ont conduit Les Républicains à désigner leur candidate, accusations ridicules portées par des responsables de la majorité contre certains candidats d’être des agents de la Russie poutinienne… Emmanuel Macron peut se frotter les mains avant de siffler la fin du match. Malgré ses tentatives condamnées à l’échec de jouer les médiateurs de la crise Russie-Ukraine, malgré le ralliement peu flatteur de tous les has been du royaume en quête d’une ultime faveur princière (Éric Worth, Christian Estrosi, Marisol Touraine, Renaud Muselier, Jean-Pierre Chevènement…), malgré enfin un bilan politique global extrêmement mitigé, le chef de l’État a peu d’inquiétude à avoir quant au renouvellement de son bail au 55, rue du Faubourg Saint-Honoré.
Puisque tous les instituts de sondages le donnent largement en tête du premier comme du second tour et qu’aucune candidature ne connaît ces dernières semaines de progression significative, mêmes les plus incorrigibles optimistes auront du mal à identifier l’ombre du caillou qui pourrait enrayer la mécanique victorieuse du prestidigitateur amiénois. Il faut finalement beaucoup de volonté et d’imagination pour mettre le doigt sur les quelques paramètres susceptibles de changer la donne.
La fin du faux suspense des 500 parrainages
À deux jours de la clôture des démarchages d’élus, plusieurs candidats devraient rester sur la touche : Georges Kuzmanovic (souverainiste), Hélène Thouy (animaliste), Anasse Kazib et Philippe Poutou (trotskystes), François Asselineau (frexiteur) mais aussi l’ancienne garde des sceaux Christiane Taubira malgré sa désignation par la Primaire populaire, qui l’a depuis abandonnée à son triste sort de concurrente sans structure militante. Jean-Luc Mélenchon a obtenu son sésame la semaine dernière. Il sera très vraisemblablement rejoint cette semaine dans la liste des admis par Nicolas Dupont-Aignan, Éric Zemmour et Marine Le Pen. Pour cette dernière, finaliste en 2017 et toujours favorite cette année pour affronter à nouveau Emmanuel Macron au second tour, la collecte s’est avérée un parcours du combattant, au point d’interroger sur sa présence dans la liste officielle des candidats, qui sera proclamée par le Conseil constitutionnel le 7 mars. Au bout du compte, tous les candidats crédités de plus de 2 % dans les sondages pourront concourir, sauf énorme surprise, mettant fin aux inquiétudes des états-majors. En vieux roublard de la politique, François Bayrou s’est activé dans les coulisses de la macronie pour parer le coup. Le haut-commissaire au plan a mis sur pied une « banque » de parrainages afin d’assurer la représentation des candidats bien placés dans les sondages. Bayrou a lui-même annoncé le 27 février avoir parrainé Marine Le Pen. Un geste accompli au nom de la démocratie, dont il faudra peut-être savoir se souvenir avec ironie au soir du 10 avril prochain, lorsque le ban et l’arrière-ban centristes appelleront comme il se doit à sauver la République face au péril Le Pen…
Les débats feront-ils faire évoluer l’opinion ?
La crise majeure ouverte en Ukraine au matin du 24 février 2022 risque de bouleverser pour plusieurs semaines l’actualité. Au point de rendre dérisoires les sujets internes dont il est pourtant impératif de débattre à l’occasion d’une campagne présidentielle. Déjà peu disposé à participer aux confrontations télévisées qui précèderont le premier tour, Emmanuel Macron devrait, en toute logique, tirer prétexte de la guerre Russie-Ukraine pour rester mobilisé dans ses fonctions régaliennes jusqu’au bout… et ne pas faire campagne. Sa position d’archi-favori lui offre ce luxe. Grand absent, il se place déjà dans la position de celui qui, déjà dans le fauteuil, n’entend pas redescendre au niveau de ceux qui lui contestent la charge suprême.
« Valérie Pécresse, dont la campagne ressemble de plus en plus à un naufrage, et Marine Le Pen, dont chacun garde en mémoire le souvenir du calamiteux face-à-face télévisé contre Emmanuel Macron il y a cinq ans, ont beaucoup à perdre à l’occasion des débats »
Les débats attireront-ils les téléspectateurs? Selon le rolling Opinion Way/Kéa Partners, seuls 62 % des Français s’intéressent actuellement à la présidentielle, à moins d’un mois et demi du premier tour… Si elles étaient suivies malgré ce peu d’engouement initial, les émissions politiques et les confrontations entre candidats pourraient permettre à l’un des « autres » de se démarquer et de devenir la surprise du deuxième tour. Réputés bons débatteurs, Éric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon se tiennent en embuscade, non loin d’une qualification qui devrait, compte tenu de l’éparpillement des voix, se situer très en-deçà de la barre des 20 %. Valérie Pécresse, dont la campagne ressemble de plus en plus à un naufrage, et Marine Le Pen, dont chacun garde en mémoire le souvenir du calamiteux face-à-face télévisé contre Emmanuel Macron il y a cinq ans, ont pour leur part beaucoup à perdre dans ces rendez-vous médiatiques désormais incontournables.
Et si les sondages se trompaient ?
C’est un refrain entendu ça et ça dans les rangs de l’opposition malheureuse, en particulier chez les partisans d’Éric Zemmour ou de Jean-Luc Mélenchon. Selon les premiers, les « vrais » sondages donnant leur poulain bien plus haut qu’annoncé seraient dissimulés au public. Pour les seconds la collusion entre les propriétaires des instituts et le pouvoir en place en rendrait les données insincères. Complot pour les uns, partialité pour les autres, il faut tenir ces justifications pour ce qu’elles sont : des supputations infondées, faute de preuve. Les sondages d’intentions de vote posent en réalité deux problématiques s’agissant de leur fiabilité : 1) celle des conséquences de la marge d’erreur sur l’ordre d’arrivée, surtout au premier tour ; 2) celle de l’anticipation de la participation.
Pour ce qui concerne les marges d’erreurs, le développement des agrégateurs de sondages offre un outil formidable d’anticipation des divers scénarios électoraux… En l’état actuel de l’opinion, il est manifeste qu’Emmanuel Macron se qualifiera au second tour en sortant très largement en tête des votes le 10 avril. Il est tout aussi manifeste que la second place s’avère très disputée, avec un court avantage pour Marine Le Pen à ce jour. À l’approche du début de la campagne officielle, les données graphiques générées par l’agrégateur Pollotron montrent que derrière Macron, intouchable, la deuxième place est incertaine, disputée entre Marine Le Pen, Éric Zemmour et Valérie Pécresse. Les « spectres » de ces trois candidats, c’est-à-dire les intentions de vote incluant les marges d’erreur, se recoupent. En l’état actuel de la moyenne des études, si l’élection avait lieu aujourd’hui, Jean-Luc Mélenchon ne serait pas en mesure de faire mieux que cinquième. Sa progression régulière depuis la mi-octobre reste toutefois à surveiller puisque Valérie Pécresse, sur la pente déclinante, pourrait être très vite à sa portée.

Lors des élections régionales de 2021, la déroute essuyée par les instituts de sondages trouvait son origine dans une abstention bien plus élevée qu’annoncé, frappant en grande partie l’électorat du Rassemblement national. Un pareil phénomène peut venir troubler le cours du scrutin d’avril. Les catégories sociales composant l’essentiel des électorats d’Emmanuel Macron, de Valérie Pécresse et en partie seulement d’Éric Zemmour (cadres du secteur privé, bourgeoisie urbaine aisée, retraités, professions libérales) se mobilisent en général davantage (les retraités surtout), ce qui minimise les risques d’accident sondagier. Tel n’est pas le cas des catégories populaires (ouvriers, employés, petits artisans) susceptibles de répartir leurs suffrages entre le RN et la France Insoumise pour l’essentiel. Une démobilisation en conséquence d’un discours médiatique allant dans le sens d’une élection jouée d’avance doit être envisagée. Une autre frange de l’électorat est à surveiller de près : les jeunes. Leurs intentions de vote, bien loin d’être uniformes, se portent en bonne partie sur Jean-Luc Mélenchon (24 % des 18-24 ans), Emmanuel Macron (22 %) et Marine Le Pen (17 %)[1]. Selon une étude récente menée par l’Ipsos, ils pourraient être sur-mobilisés cette année : 80 jeunes électeurs sur 10 (18-30 ans) déclarent vouloir participer[2].
Un report de voix imprévisible au second tour ?
Le dernier facteur d’incertitude réside dans le comportement des électeurs des candidats défaits au premier tour au moment de choisir l’un des deux finalistes. Tout dépendra de la personnalité de celui ou celle qui affrontera Emmanuel Macron. Si le vieux réflexe du « barrage républicain » devrait fonctionner pleinement dans un scénario Macron contre Zemmour, ce dernier étant distancé d’au moins vingt points par le président en exercice dans toutes les études d’opinion testant cette configuration, tel ne serait pas le cas si Marine Le Pen ou Valérie Pécresse se qualifiait. Néanmoins, pour l’une comme pour l’autre, le match tourne constamment en faveur d’Emmanuel Macron, qui l’emporterait avec une dizaine de points d’avance au minimum, bien au-delà donc de la marge d’erreur des instituts de sondage.
C’est pourtant à l’occasion de ce second tour qu’un coup de théâtre reste le plus probable. La réduction nette de l’écart qui séparait Emmanuel Macron de Marine Le Pen en 2017 (67 % et 33 % obtenus à l’époque contre 55 % et 45 % estimés aujourd’hui) est d’abord révélateur de la disparition imminente du barrage républicain. La candidate du RN, qui est lancée dans sa troisième course à l’Élysée, effectue jusqu’à présent une campagne discrète. Elle profite également d’un « recentrage » mécanique induit par l’incarnation par Éric Zemmour d’une droite beaucoup plus radicale et inquiétante. Parmi les électeurs de gauche critiques de la politique et de la personne d’Emmanuel Macron, combien d’entre eux feront l’effort de se mobiliser le 24 avril pour assurer à celui-ci une deuxième victoire par défaut ? Si Emmanuel Macron ne peut en aucun cas être victime de l’abstention au premier tour, une faible participation des oppositions pourrait au contraire le desservir au second.
Enfin, en cas de qualification de Valérie Pécresse, l’électorat de gauche se laissera-t-il convaincre par la posture sociale-démocrate que ne manquera pas de prendre le président sortant pour se démarquer de sa rivale ? Au contraire, Pécresse voire Le Pen (hypothèse peu vraisemblable toutefois) pourraient-elles rassembler derrière elle un « front anti-Macron » hétéroclite, agrégeant sans cohérence tous les mécontents du quinquennat ? La fragilité intrinsèque de Valérie Pécresse, candidate peu charismatique et peu empathique, joue assurément contre elle. Quant à Marine Le Pen, elle ne pourra endosser ce rôle qu’à une double condition. Celle, d’abord, de réaliser une prestation plus solide lors du débat qui l’opposerait à nouveau à Emmanuel Macron dans l’entre-deux-tours pour assoir sa crédibilité. Celle, enfin, de trouver le point d’équilibre adéquat entre une position de fermeté qu’attendront, à droite, les électeurs déçus de Zemmour/Pécresse et une posture « rassurante » qui séduirait les électeurs de diverses sensibilités tentés par un vote anti-macroniste, quoique hostiles par principe au RN.
« Si Emmanuel Macron ne peut en aucun cas être victime de l’abstention au premier tour, une faible participation des oppositions pourrait au contraire le desservir au second »
Les conditions dans lesquelles se déroule la campagne, les rapports de force dans l’électorat et la médiocrité de l’offre politique conduisent à conclure que le vainqueur de cette élection présidentielle hors du commun sera, quoi qu’il advienne, désigné par dépit et probablement mal élu. Une abstention record pour une présidentielle est en effet anticipée[3]… De quoi augurer bien des difficultés pour les cinq années qui suivront.
Notes :
[1] Données issues du sondage Harris Interactive « Baromètre d’intentions de vote à l’élection présidentielle 2022 », vague 35, 28/02/2022.
[2] « Huit jeunes sur dix envisagent d’aller voter à l’élection présidentielle selon un sondage », franceinfo.fr, 22/02/2022.
[3] L’institut Harris Interactive (cf. note 1) table, pour l’heure sur une participation de 68 % seulement au premier tour (rappel : plus faible participation enregistrée à ce jour : 71,2 % au T1 de la présidentielle 2022).
Photo d’illustration : Meeting de Valérie Pécresse (Paris, 13/02/2022). Capture d’écran Figaro Live (chaîne YouTube).