L’affaire McKinsey s’invite dans la campagne électorale

[Chronique électorale – VI] À deux semaines du premier tour de l’élection présidentielle, la cristallisation des intentions de vote est en cours… mais Emmanuel Macron, candidat-président et favori constant, pourrait pâtir des révélations du rapport parlementaire Bazin-Assassi, rendu public le 17 mars dernier, qui met en évidence l’explosion des dépenses octroyées aux cabinets de conseil privés sous son quinquennat.

Il se passe toujours quelque chose dans une campagne présidentielle française, même lorsque celle-ci n’est qu’une mauvaise parodie des grandes confrontations électorales du passé (1974, 1981, 1988, 2007…). Pas de coup de tonnerre dans le ciel politique, mais quelques amoncellements de nuages qui témoignent aussi bien de la consolidation de certaines candidatures que de l’orage qui pourrait bien éclater dans quinze jours… Le match à quatre pour l’accès au second tour, qui semblait se dessiner depuis le début de l’année, est désormais réduit à un match à deux. Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon devraient donc se disputer l’honneur d’une place en finale face au président sortant, lui-même en perte de vitesse et menacé par le scandale McKinsey.

Avant les urnes, la clarification par les sondages

Ce mois de mars dominé par l’actualité internationale aura été fatal à Valérie Pécresse et Éric Zemmour. La première n’est jamais parvenue à alimenter l’élan mécanique que lui avait conféré sa victoire lors de la primaire Les Républicains en décembre 2021. Elle n’a jamais enrayé la lente érosion de ce capital initial et se retrouve désormais proche de la barre des 10 %. Mauvaise oratrice et débatteuse plus que médiocre, Pécresse n’imprime pas et précipite sa famille politique vers le sort qu’a connu en 2017 le Parti socialiste : une absorption quasi-totale de ses électeurs et d’une bonne partie de ses cadres par la macronie.

Evolution des intentions de vote en faveur de Valérie Pécresse (source : agrégateur de sondages Jean-Poll)

Éric Zemmour, non sans avoir sérieusement menacé la domination de Marine Le Pen à l’extrême droite de l’échiquier politique, est à son tour sur la pente déclinante. À moins d’un grand sursaut sous l’effet du meeting géant du Trocadéro, organisé ce dimanche 27 mars, les dés sont jetés. La faute, manifestement, à une stratégie de la surenchère sécuritaire et anti-migratoire (refus net d’accueillir des réfugiés ukrainiens, avant un rétropédalage contraint) qui ne rejoint pas les priorités immédiates des Français pour cette campagne, en l’occurrence le pouvoir d’achat (62 %) et la protection sociale (52 %), sécurité et immigration n’arrivant qu’en troisième et quatrième positions, juste devant l’emploi[1]. L’ancien polémiste, qui voulait incarner triomphalement l’union d’une droite intégralement décomplexée, est en train de perdre son pari.

Evolution des intentions de vote en faveur d’Éric Zemmour (source : agrégateur de sondages Jean-Poll)

Les deux bénéficiaires de la séquence qui s’achève à l’heure d’entrer dans la dernière ligne droite (début de la campagne officielle le 28 mars 2022) sont donc Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Touchée par les défections dans son propre camp au profit d’Éric Zemmour, mais pas coulée, la candidate du Rassemblement national évolue dans une situation inconfortable, encore en-deçà de son score de la dernière présidentielle (19 % d’intentions de vote en moyenne, contre 21 % des voix en 2017). Sa faculté à mobiliser l’électorat populaire et à récupérer des électeurs de Valérie Pécresse et Éric Zemmour, en perdition, sera l’une des clés de sa qualification au second tour.

La problématique posée à Jean-Luc Mélenchon est assez similaire. Le ténor de l’Union populaire bénéficie d’une dynamique indéniable depuis quelques semaines, en dépit des accusations de « russophilie » portées contre lui à sa droite. Une dynamique donc, mais trop molle à ce stade pour espérer se porter à la hauteur de Marine Le Pen. C’est dire si les jours qui s’annoncent (plusieurs meetings prévus avant le premier tour) seront décisifs pour celui qui reste le plus redoutable bateleur et débatteur de la scène politique. Jean-Luc Mélenchon a réussi la moitié de son pari ces derniers jours en enclenchant en sa faveur un mécanique de vote utile à gauche : en témoignent le reflux sensible de Yannick Jadot (EELV) et d’Anne Hidalgo (PS) et le tassement de Fabien Roussel (PCF). Malgré une campagne remarquée, le candidat communiste pourrait échouer en dessous du seuil fatidique des 5 % permettant le remboursement maximal des frais de campagne. Le transfert d’électeurs de gauche en cours en faveur de Jean-Luc Mélenchon n’est pas encore suffisant cependant pour lui assurer une présence au second tour. S’il y parvenait, se poserait à lui une autre difficulté majeure et sous-estimée par son camp : l’absence de réserves de voix…

Evolution des intentions de vote en faveur de Marine Le Pen (en bleu) et de Jean-Luc Mélenchon (en rouge)
(source : agrégateur de sondages Jean-Poll)

Sans grands débats organisés dans les médias, les chances d’observer d’importantes variations d’ici le scrutin du 10 avril sont désormais réduites. Derrière Emmanuel Macron, toujours largement en tête des intentions de vote au premier tour (28 à 31 %), la match se jouera donc entre Le Pen et Mélenchon… pour peu qu’ils parviennent à mobiliser leur électorat respectif. À cet égard, un paradoxe mérite d’être souligné : alors même que les spécialistes des sondages craignent depuis des mois un taux d’abstention record pour une élection de cette nature, le niveau d’inscription sur les listes électorales est finalement au plus haut : 95 % des Français en âge de voter pourront prendre part à cette présidentielle (48,8 millions d’électeurs). Ils n’étaient que 88,6 % à s’être inscrits en 2017 (45,7 millions d’électeurs). Signe avant-coureur d’une surmobilisation totalement inattendue ?

McKinsey & Co, l’affaire de trop

De son côté, la majorité sortante a connu des jours meilleurs… Le 17 mars, le Sénat a rendu public le rapport de la commission d’enquête relative à l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques. Présidée par Arnaud Bazin (LR) avec pour rapportrice Éliane Assassi (PCF), cette commission avait été créée à l’automne 2021. Ses conclusions sur le recours aux prestations de ces cabinets privés, le plus souvent étrangers, mettent en cause les pratiques du gouvernement actuel. L’opposition, de droite comme de gauche, ne manque pas d’attaquer à ce sujet le président-candidat Macron depuis dix jours.

S’il n’est ni illégal ni rare pour les pouvoirs publics de s’appuyer sur ces cabinets (McKinsey, Citwell, Capgemini, EY, Roland Berger, Accenture, Boston Consulting Group, pour ne citer que les plus importants), encore faut-il qu’ils soient sollicités pour fournir une prestation que l’administration elle-même n’est pas en mesure de délivrer. C’est là que le bât commence sérieusement à blesser. Le rapport du Sénat révèle ainsi le recours massif et systématisé à ces entreprises. Elles ont par exemple été consultées pour émettre des recommandations sur la réforme des APL (4 millions d’euros versés à ce titre à McKinsey), la création de l’agence nationale de la cohésion des territoires (2,4 millions d’euros à EY), une réflexion sur le métier d’enseignant… qui n’a abouti à aucune restitution (0,5 million d’euros à McKinsey), la mise en place de la campagne vaccinale (12,33 millions d’euro à McKinsey), une étude sur le système des retraites (1 million d’euros, toujours à McKinsey), la réforme de la formation professionnelle (2,16 millions d’euros à Roland Berger), l’aide à la mise sous pli de la distribution de la propagande électorale (290 000 euros à Sémaphores), etc.

« Sur la seule année 2021, plus d’un milliard d’euros – d’argent public, faut-il le préciser… – a donc été versé à des cabinets privés dont la plus-value de l’expertise n’a rien d’évident »

Le deuxième point litigieux concerne les dépenses engendrées par ces prestations. L’État ne ferait-il là que rétribuer ces cabinets à la hauteur de leur compétence ? Les conclusions du rapport du Sénat n’abondent pas dans ce sens… Le journaliste Matthieu Aron, co-auteur d’un livre-enquête sur le rôle des cabinets de conseil paru en février dernier, enfonce le clou : « On ne compte plus les échecs dont les consultants sont responsables, qui se chiffrent en centaines de millions d’euros. D’ailleurs, à chaque fois que la Cour des comptes s’est penchée sur le travail de ces consultants, elle s’est montrée très sévère… »[2] Selon le rapport Bazin-Assassi, sur la seule année 2021, plus d’un milliard d’euros – d’argent public, faut-il le préciser… – a donc été versé à ces cabinets dont la plus-value de l’expertise n’a rien d’évident alors que les services ministériels auraient pu produire des expertises sans aucun coût pour le contribuable, en puisant dans la compétence des hauts fonctionnaires. Au final, les contrats comme les dépenses en conseil privé ont plus que doublé entre 2018 et 2021… Dans un contexte de dérapage des déficits et de culpabilisation incessant sur l’état des finances publiques, parler de pur gaspillage n’est pas excessif. Il existe bien de l’argent magique…

Plus grave encore, les relations personnelles entretenues par le pouvoir politique avec ces cabinets soulèvent de réels soupçons de conflits d’intérêts. Matthieu Aron, précédemment cité, rappelle à Marianne que le responsable du pôle « secteur public » de McKinsey, c’est-à-dire la personne responsable des marchés publics contractés avec l’administration, n’est autre que Karim Tadjeddine, un proche d’Emmanuel Macron. Tadjeddine a notamment participé à la campagne 2017 du candidat En Marche !, n’hésitant pas à recourir à son adresse email professionnelle[3], et a co-signé l’essai L’État en mode start-up, préfacé par… Emmanuel Macron. Le monde est petit.

Enfin, le rapport Bazin-Assassi révèle également que le cabinet McKinsey n’a déclaré aucun bénéfice en France au cours des dix dernières années malgré ses 330 millions d’euros empochés. Cette affirmation vient contredire en substance les déclarations de Karim Tadjeddine lors de son audition devant les sénateurs. En cause ? Une pratique d’optimisation fiscale consistant pour une entreprise à déclarer virtuellement ses revenus à l’étranger (en l’occurrence, pour McKinsey, dans l’État américain du Delaware, un paradis fiscal) afin d’échapper au fisc français…. Le 25 mars 2022, le Sénat a donc décidé de signaler au procureur de la République le faux témoignage présumé effectué sous serment par Tajeddine.

« Le responsable des marchés publics contractés par McKinsey avec l’administration, n’est autre que Karim Tadjeddine, un proche d’Emmanuel Macron. Tadjeddine a notamment participé à la campagne 2017 du candidat En Marche ! et a co-signé l’essai L’État en mode start-up, préfacé par… Emmanuel Macron »

Le feu déclenché par la publication du rapport parlementaire sur les cabinets privés n’est pas encore éteint. Il menace même d’être ranimé si un vent de nouvelles révélations l’attise… Est-ce parce qu’il sentait déjà le souffle du boulet que le gouvernement a reculé sur un autre dossier qui pouvait conduire à un nouveau scandale au cœur de la campagne, le versement aux laboratoires Servier d’une subvention de 800 000 euros ? Il faut le croire. Après avoir dans un premier temps réexaminé le cas et confirmé le versement de la subvention prévue à Servier dans le cadre du plan de « souveraineté pharmaceutique », l’exécutif a fait machine arrière ce week-end par « esprit d’apaisement ». Plusieurs voix du milieu médical, dont celle de la pneumologue Irène Frachon (à l’origine de la révélation du scandale du Médiator pour lequel les laboratoires Servier avaient été condamnés en 2021), reprochaient à la décision initiale de subventionner la production de médicaments sans intérêts stratégiques voire dangereux pour la santé[4].

Macron et les affres d’une campagne hors-sol

Le bruit de fond des affaires d’État n’est pas le seul perturbateur de l’étrange campagne d’Emmanuel Macron. Ayant refusé les débats et limité ses interventions publiques – il ne donnera en personne qu’un seul grand meeting, le 2 avril à l’Arena de La Défense – le candidat LREM s’est contenté de surexploiter son équipe de communication, chargée de produire des vidéos sous la forme d’une « mini-série » vidéo parfaitement scénarisée et mise en scène mais dramatiquement dépourvue d’authenticité.

Le plus embarrassant est cependant la vraie bourde commise par son équipe dès la présentation de son programme présidentiel, le 17 mars à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis)… en omettant de proposer la moindre mesure pour les banlieues… Ces derniers jours, les cadres de LREM n’en finissent pas de grincer des dents devant ce qu’il faut bien qualifier de campagne hors-sol. Le journaliste Paul Denton a notamment relayé quelques indiscrétions venues de la majorité. Mesure contestée en interne et perçue comme un « cafouillage », le conditionnement du RSA à une activité hebdomadaire minimale a été maladroitement justifiée par le Président, qui a cru bon de préciser qu’il « n’était pas pour l’esclavagisme »[5]. Le Parisien révèle pour sa part la perplexité des macronistes face à la stratégie choisie : « Chez LREM, on fait une campagne de bourgeois CSP+, pendant que l’électorat populaire file chez Marine Le Pen, témoigne ainsi un cadre du parti. On la joue Happy Days pendant que les Français peinent à boucler leur fin de mois. On est à côté de la plaque »[6].

Emmanuel Macron rencontre « spontanément » un joggeur dans le 3e épisode de la série Le Candidat diffusé par la chaine YouTube de son compte de soutien (capture d’écran YouTube, chaîne « Emmanuel Macron avec vous »)

Désormais, l’effet « chef de guerre » (d’un pays en paix…) s’estompe très nettement. Les électeurs français commencent à craindre les répercussions économiques du conflit en Ukraine et les intentions de vote en faveur d’Emmanuel Macron au premier comme au second tour sont à la baisse. Pas de quoi ébranler pour l’heure son statut de favori, mais la conjugaison des mauvaises nouvelles pourrait bien lui donner quelques sueurs froides avant le verdict des urnes.


Image de couverture : Capture d’écran France Télévisions (Dimanche en politique, émission du 27/03/2022)


Notes :

[1] Chiffres issus du baromètre OpinionWay/Kéa Partners pour Les Échos, consulté le 25 mars 2022.

[2] Étienne Campion, entretien avec Matthieu Aron, « « Si McKinsey est si puissant, c’est parce que Macron est l’idole des consultants » », marianne.net, 22 mars 2022,

[3] Benjamin Polle : « Soutien à Emmanuel Macron : McKinsey se défend », consultor.fr, 28 janvier 2022.

[4] Lire à ce sujet : Solenne Le Hen, « Les laboratoires Servier vont bien recevoir 800 000 euros de subvention », francetvinfo.fr, 25 mars 2022 ; « Le gouvernement annule sa subvention de 800 000 euros aux laboratoires Servier », francetvinfo.fr, 26 mars 2022. 

[5] Tweet de Paul Denton, alias Nick Wilke, publié le 27 mars 2022.

[6] Olivier Beaumont et Pauline Théveniaud, « Présidentielle : ‘‘Faites gaffe à Le Pen’’, l’avertissement d’Emmanuel Macron à ses équipes », leparisien.fr, 26 mars 2022.

Auteur : Gabriel Bernardon

Geek qui se soigne. Attraction-répulsion pour la politique. J'aurais voulu être un poète.

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