Bruno Latour, l’homme de l’apocalypse

Hugo Guiraudou, responsable du pôle jeunesse de la Gauche républicaine et socialiste et rédacteur en chef du Temps des ruptures, rend hommage à Bruno Latour, décédé le 9 octobre à l’âge de 75 ans. Pour lui, celui qui était à la fois sociologue, philosophe et anthropologue a ouvert la voie, à travers ses réflexions sur la crise écologique, à la redéfinition d’une nouvelle arène politique.

C’est avec tristesse que j’ai appris le 9 octobre dernier la mort du philosophe et sociologue Bruno Latour. Tout au long de sa vie, ce précurseur de la pensée écologique a su imposer nombre de ses travaux sur la scène intellectuelle française comme internationale tout en renouvelant perpétuellement ses objets d’études. Tour à tour ethnologue du Conseil d’Etat, inventeur du concept de « zone à défendre », commissaire d’expositions (Iconoclash (2002) et Making Things Public (2005) au Centre d’art et de technologie des médias de Karlsruhe et curateur de la Biennale de Taipei en 2020), Bruno Latour fut un véritable touche-à-tout académique. Si la rédaction du Temps des Ruptures a pu parfois ne pas partager certaines positions du philosophe, elle souhaite néanmoins lui rendre hommage dans un dernier dialogue (critique) autour de l’un des ouvrages les plus importants de Latour : Où atterrir ?

Où atterrir, l’apocalypse qui vient

«Le XIXe siècle a été l’âge de la question sociale ; le XXIe est l’âge de la nouvelle question géosociale1.» Cette citation tirée de Où atterrir ? est représentative de la vision singulière que le sociologue et philosophe Bruno Latour porte sur notre époque. Il est en effet vain à ses yeux de vouloir comprendre les événements politiques des cinquante dernières années sans poser aux centres de nos préoccupations la question du changement climatique. Mais la placer au centre ne revient pas à nier l’existence et la pertinence des débats qui touchent également à la question sociale. Voilà pourquoi Bruno Latour parle volontairement de la nouvelle question géo-sociale.

Seulement, le paysage dans lequel émerge cette nouvelle question est un paysage dévasté, occupé par des classes dirigeantes persuadées qu’il n’y a plus de place sur terre pour elles et pour le reste de la population. L’horizon le plus probable est celui de l’apocalypse. Mais loin de nous paralyser, prendre conscience de ce qui vient, aussi terrible soit-il, est le meilleur moteur que nous possédions pour réagir, voire inverser la marche du monde, selon Bruno Latour. Les deux questions qui rythment alors cet essai sont les suivantes : comment prendre conscience de l’apocalypse et que faire face à elle ? Ce que l’auteur résume par : comment s’orienter en politique ?

« Loin de nous paralyser, prendre conscience de ce qui vient, aussi terrible soit-il, est le meilleur moteur que nous possédions pour réagir, voire inverser la marche du monde, selon Bruno Latour. »

À ce qui correspond à la première question (comment prendre conscience de l’apocalypse ?), Bruno Latour offre une réponse relativement classique mais efficace : par un événement qui vient de se produire. Pour s’orienter convenablement il faut d’abord refuser de suivre le chemin que nous avions pris auparavant, se désorienter. Quoi de mieux en effet qu’un choc pour bouleverser notre regard sur les choses ? L’événement qui s’est produit est relativement récent. Et dans une certaine mesure, ses effets continuent de se faire sentir. C’est celui de l’abandon par les États-Unis de l’accord sur le climat lors de la présidence de Donald Trump. Ce que Bruno Latour identifie à une déclaration de guerre. Par elle, nous découvrons une nouvelle manière de ressentir l’universelle condition humaine. Non plus celle de la globalisation (ce que l’auteur identifie à une mondialisation-moins) mais celle qui nous fait sentir que « le sol est en train de céder »2. Par elle tout semble aussi se regrouper : migrations, explosion des inégalités et Nouveau régime climatique. L’avènement de cette nouvelle condition humaine balaye toutes les protections que nous avions auparavant. Les murs et les frontières s’écroulent sous la force des vents et de ces migrations sans forme ni nation qu’on appelle « climat, érosion, pollution, épuisement des ressources, destructions des habitats »3.

Pourtant, si l’événement est déjà là, il semble que nous soyons encore à demi-aveugles et que ses répercussions sur notre vision du monde soient encore partielles et imparfaites. Peut-être que ce nouveau régime climatique n’a pas atteint un degré d’intensité suffisant pour se révéler totalement à nous. Ou peut-être qu’il fait partie de ces événements qui travaillent lentement mais sûrement et qui opèrent sous la surface. Bruno Latour ne penche ni pour l’une ni pour l’autre de ces hypothèses. Le problème ne provient pas des choses perçues mais de celui qui perçoit. Nous avons délibérément choisi d’être aveugles, ou plutôt nous avons été aveuglés par les climato-sceptiques (« On ne se rend pas assez compte que la question du climato-négationnisme organise toute la politique du temps présent4»). Et ceux qui n’ont pas été atteints par cet aveuglement collectif ont beau jeu de rire des gens ordinaires qui en ont été victimes. Ils ne sont pas plus intelligents, ils habitent simplement sur un territoire alternatif. Pourtant, tout le monde sera, tôt ou tard, obligé de se mettre en route. L’avènement du Nouveau régime climatique nous transforme en nomades.

Redevenir terrestre face au nouveau régime climatique

Il faut, pour s’adapter au nouveau régime climatique, et selon Latour, accomplir deux mouvements auparavant considérés par la modernité comme contradictoires mais qui sont à présent complémentaires : s’attacher à un sol d’un côté, se mondialiser de l’autre. Ni le Global ni le Local ne constituent des réponses adéquates. Et pour cause, nous nous trouvons désormais basculés à 90° suspendus entre l’ancien vecteur et le nouveau, et subissons la pression de deux flèches qui ne vont pas dans la même direction. Se dessine alors un troisième terme qui permet de s’attacher à un sol tout en se mondialisant : le Terrestre. Mais loin d’être le cadre de l’action humaine, ce dernier y prend part. « L’espace est devenu une histoire agitée dont nous sommes des participants parmi d’autres, réagissant à d’autres réactions. Il semble que nous atterrissions en pleine géohistoire5

Pour abriter, il faut accepter de n’être plus les acteurs principaux de la scène politique. Le « décor, les coulisses, l’arrière-scène, le bâtiment tout entier » se révoltent et ne sont plus seulement un habitat protecteur. Ils sont un acteur politique à part entière. Et pendant l’apocalypse, il ne tient qu’à nous de nous arrimer à l’une des parties du corps de ce nouvel acteur afin d’éviter de sombrer et d’être aspiré par le fond. Il ne s’agit pas de se tourner vers ce qui semble être la fine couche protectrice du Local mais bien de trouver un nouveau sol formé qui se différencie en s’ouvrant.

« L’espace est devenu une histoire agitée dont nous sommes des participants parmi d’autres, réagissant à d’autres réactions. Il semble que nous atterrissions en pleine géohistoire. » (Bruno Latour)

Mais qu’est-ce qui différencie vraiment ce nouveau sol – qui prend le nom de Terrestre chez Bruno Latour – du Global ? En réalité il existe beaucoup de ressemblances entre les deux pôles. Seule la distance avec laquelle ils saisissent les choses change. Le Global saisit toutes choses depuis le lointain et ne voit en elles que des choses extérieures au monde humain et totalement indifférentes à notre sort. Le Terrestre saisit les choses comme proches de nous, sensibles à nos actions et intérieures à nos collectifs. Le Terrestre est « une nouvelle distribution des métaphores, des sensibilités, une nouvelle libido sciendi, essentielles à la réorientation comme à la reprise des affects politiques6».

Retrouver le sens du conflit : la définition d’une nouvelle arène politique

La question que se pose dès lors Bruno Latour est de savoir comme réorienter la politique vers ce nouvel axe, ce nouvel attracteur, dont il est temps de prendre conscience afin de rechercher un nouveau sol sur lequel s’abriter. Loin de vouloir assurer une rupture totale avec ce qui a pu exister sur la scène politique, il s’agit bien plutôt d’assurer une continuité entre les luttes passées et les luttes à venir afin de puiser dans l’expérience humaine de la politique. De manière pragmatique, il faut selon lui se demander si nous conservons le principe du conflit propre à la vie publique tout en l’orientant vers le nouveau pôle d’attraction qu’est le Terrestre. La réponse est affirmative, mais avant cela il s’agit de légitimer la réorientation du conflit politique en faisant se tourner ceux qui partageaient auparavant le rêve désormais terminé d’un accès impossible au Global et ceux qui avaient délibérément choisi de se tourner vers le Local. En opérant ce double virage nous voyons poindre des valeurs à défendre sans pour autant s’abstenir de négocier avec les anciennes positions politiques. Peu à peu l’attraction du Terrestre fait apparaître ce qui sera son pôle opposé : le vecteur Moderne. Ce dernier regroupe l’ensemble des individus qui souhaitent s’échapper de ce nouveau sol qui se forme.

Toujours selon Latour, il ne sert à rien de vouloir perpétuer les anciens clivages. C’est leur tentative de se positionner selon les axes droite-gauche qui a ralenti la montée des parties écologiques. Il s’agit de sortir de l’impasse en imaginant des alliances nouvelles. Et peu à peu nous commencerons à nous demander dans nos discussions politiques, non pas si nous sommes de droite ou de gauche, mais si nous sommes Modernes ou Terrestres.

Il y a pourtant un problème dans la redéfinition du conflit politique opérée par Bruno Latour. Si, dès le départ, il était posé que la nouvelle question du XXIe siècle serait géo-sociale, on ne voit plus où la deuxième racine (le social) se situe dans le clivage entre Modernes et Terrestres. Les négociations politiques que l’auteur souhaite entreprendre avec des individus auparavant étiquetés réactionnaires ou néolibéraux ne sont envisagées qu’autour de la question écologique. Et comme l’auteur l’affirme lui-même « On est toujours surpris de voir la distance qui existe entre la puissance des affects suscités par la question sociale depuis le XIXe siècle et celle des mouvements écologiques depuis l’après-guerre7».

De la même manière, le clivage entre les classes dirigeantes et le reste de la population qui constituait le point de départ de la réflexion de Bruno Latour disparaît inexplicablement alors même que la formation du nouveau clivage Modernes-Terrestres implique d’entamer des négociations sur l’ensemble des anciens clivages et de montrer qu’il existe des lignes de fracture dans chacun d’entre eux.

Le messianisme de Bruno Latour

L’apocalypse est un sujet qui revient régulièrement dans les travaux de Bruno Latour. Elle constitue un cadre privilégié pour penser une nouvelle praxis politique et intégrer une autre conception du temps. À certains égards on peut rapprocher la démarche de l’auteur d’Où atterrir ? de celle de Walter Benjamin et du messianisme juif. Un messianisme authentiquement révolutionnaire qui ne peut plus s’orienter vers le continuum du temps vide et homogène du capitalisme. L’un comme l’autre préconisent un matérialisme historique radical, y compris contre un marxisme piégé par l’idéologie du progrès. L’un comme l’autre imaginent l’action politique comme un acte rédempteur susceptible de briser la continuité de l’histoire et de racheter dans un cas (celui de Walter Benjamin) la mémoire des vaincus, dans l’autre (celui de Bruno Latour) les actes du Vieux Continent européen. L’être humain qui se revendique Terrestre et a su s’arrimer à cette nouvelle forme de sol, ce nouveau territoire, est en cela proche de la figure allégorique de la taupe identifiée par Daniel Bensaïd dans les écrits de Walter Benjamin. Et comme le rappelle Bruno Latour, « viser l’émancipation en apesanteur, ne demande pas les mêmes vertus que de viser une émancipation d’enfouissement »8. La taupe qui creuse son sillon souterrain, se rattache au sol et l’emporte sur la locomotive du progrès qui, tôt ou tard, finit par dérailler. Ainsi, il ne s’agit pas d’attendre passivement l’apocalypse, il s’agit de la voir venir, de se comporter comme si elle était déjà là.

« L’apocalypse constitue un cadre privilégié pour penser une nouvelle praxis politique et intégrer une autre conception du temps. »

Face au système de production et à la locomotive qui dressent une cartographie du territoire pour mieux le dépasser et le fuir, la taupe benjaminenne et le terrestre de Latour s’occupent de leur terrain de vie, le jaugent pour mieux y est déceler la mémoire des actions passées et aménager de nouveaux lieux de cohabitation. Reste à savoir comment tout cela se matérialise sur le terrain de l’action politique une fois que nous savons le tracé de notre nouvelle orientation politique.

Retrouver un fil événementiel

D’une certaine manière, Bruno Latour est conscient du degré d’abstraction de sa conception de l’action politique. Si bien que la question emblématique du « Que faire ? » se repose avec la même intensité à la fin de son ouvrage. Loin de vouloir établir un programme politique, dont le procédé lui semble détestable pour la vie démocratique, l’auteur se tourne vers un geste au premier abord étonnant : la politique du Terrestre est d’abord une œuvre de description. « Comment pourrions-nous agir politiquement sans avoir inventorié, arpenté, mesuré, centimètre par centimètre, animé par animé, tête de pipe après tête de pipe, de quoi se compose le Terrestre pour nous ? »9 Il s’agit là d’une opération nécessaire pour retrouver le fil de la production, invisibilisé à marche forcée par la mondialisation-moins. Mais une description honnête et valable pour notre nouveau paysage politique ne peut venir qu’après une période de dé-agrégation afin d’affiner la représentation du sol sur lequel vont désormais se situer les luttes géosociales. Reste à savoir si une telle entreprise a déjà été menée par le passé. La réponse est bien évidemment positive. Il suffit de puiser dans l’histoire de France et de remonter à la période qui s’écoule entre le mois de janvier 1789 et le mois de mai de la même année pour y trouver l’écriture des cahiers de doléances. On trouve ici un modèle de reprise de la description des terrains de vie qui n’a pas de précédent mais qui n’a pas non plus de successeur (bien que les Gilets jaunes aient entamé un travail similaire et non dénué d’intérêt). Notre tâche première est donc de retrouver le fil de cette politique par la base et par le sol, de sauter d’un événement à l’autre pour désagréger les monticules incompréhensibles de la mondialisation-moins et, en retrouvant notre territoire, nos terrains de vie, nous retrouverons également la figure du peuple, qui avait fini par manquer.

Le premier acte politique selon Latour : la repentance

Atterrir, c’est forcément atterrir quelque part. Et c’est en Europe que Bruno Latour décide de se poser. Il y voit le territoire précis où convergent les trois grandes questions du temps : « comment s’extraire de la mondialisation-moins ? Comment encaisser la réaction du système Terre aux actions humaines ? Comment s’organiser pour accueillir les réfugiés ? 10» Une convergence qui n’est pas le fruit du hasard mais bien de l’histoire même de l’Europe. Un continent qui a l’avantage de ses vices et qui a su en partie se protéger de la mondialisation-moins qu’il avait lui-même engendré. Mais pour que l’Europe brille à nouveau elle doit accepter de se repentir de ses actes passés, excommunier ses fautes et retrouver le chemin de l’humilité. De même qu’elle a engagé le monde dans un chemin tortueux et vers des terres inhabitables, elle doit reprendre la route avec la croix de ses erreurs passées sur le dos et par le sillon que creuse sa marche, guider le reste de l’humanité vers la rédemption écologique. De même que les marxistes orthodoxes voyaient dans le prolétariat l’agent naturel de la lutte des classes qui ferait tomber le régime capitaliste, Bruno Latour voit dans l’Europe l’agent naturel de la lutte révolutionnaire des places géosociales. Là où le messianisme de Walter Benjamin, repris par Daniel Bensaid, se situe résolument du côté du profane, Bruno Latour tombe dans une théologie négative aux accents parfois fortement teintés de repentance chrétienne, point limite de sa réflexion politique.

Reste que Bruno Latour aura marqué de manière durable le monde académique comme le monde politique. Et si la rédaction du Temps des Ruptures ne partage pas l’ensemble de ses thèses, elle garde néanmoins le souvenir d’un intellectuel qui aura su déranger nombre de réflexions trop tranquilles et de pensées à l’emporte-pièce.


Notes :
1 Bruno Latour, Où Atterrir ? Comment s’orienter en politique, éd. La Découverte, 2017, p.83
2 Ibid., p.19
3 Ibid., p.20
4 Ibid., p.37
5 Ibid., p.58
6 Ibid., p.87
7 Ibid., p.74
8 Ibid., p.104
9 Ibid., p.119
10 Ibid., p.131

Auteur : Hugo Guiraudou

Rédacteur en chef du Temps des Ruptures

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