
La présidence de Vladimir Poutine aurait fabriqué un peuple de Zombies, avec un grand Z, devenu la lettre emblématique du régime depuis l’invasion de l’Ukraine. Son outil ? La télévision, ou « zombocaisse ». Ni dystopie orwellienne, ni essai d’envergure, Iegor Gran propose avec Z comme Zombie un pamphlet acide. Un exercice convenu, propre à prêcher des convertis, mais aussi, incidemment, un outil de réflexion sur l’aliénation des masses.
L’écrivain d’origine russe Iegor Gran, connu pour son ironie mordante, ses expérimentations à la Perec et son regard acerbe sur les ONG, consacre un ouvrage excédé à son pays natal. Au menu de ce Z comme Zombie (P.O.L., 2022), la Russie ploutocratique, ses dysfonctionnements éternels et l’aigreur des Russes entretenue par une télévision particulièrement monstrueuse. Le point de départ est alléchant, mais à force de focaliser sur la seule Russie – excessive en tout point, aussi violemment capitaliste que violemment anti-occidentale – Gran s’offre un certain confort intellectuel.
On cherchera en vain les mentions de la Chine ou de Daesh dans ce texte parfaitement replié sur son lamento post-soviétique, alors qu’il y a matière à opérer bien des rapprochements. Ceux-ci sont donc laissés à la seule sagacité du lecteur, d’autant plus que Gran les réfute : « L’Occident, ce grand Satan, on a déjà entendu ça quelque part. Sauf que la haine des Russes, à l’inverse des bolchéviks ou des islamistes, n’est adossée à aucune idéologie ou religion autre que la fantasmée »grandeur » de la Russie ». On lui rétorquerait bien que la grandeur impérialiste est une idéologie qui a fait ses preuves.
Aliénation et dystopie paranoïaque

Si l’on ne saurait résumer l’ouvrage à une simple description de l’aliénation des foules, c’est tout de même ce qui charpente l’ensemble et lui donne son titre. L’instrument de cette aliénation, c’est la télévision, une idée vieille comme Orwell et Bradbury. Là-bas, les derniers esprits libres surnomment l’engin « zombocaisse ». Une boîte à décerveler, en somme, au service d’un régime qui s’affirme, depuis plus de vingt ans, comme une oligarchie virile et brutale.
À quoi les Russes zombifiés par la zombocaisse se mettent-ils à croire ? De toute évidence, leur tête est un enfer paranoïaque rempli de propagande d’État. Par un mécanisme de réappropriation des insultes, le terme zombie finit par être fièrement revendiqué. Et ce d’autant plus que son emblématique initiale en Z est aussi affichée très visiblement sur les véhicules de l’armée, pour des raisons logistiques. Ainsi le Z intègre-t-il crânement l’alphabet cyrillique et devient le sigle patriotique du moment. Et gare aux rebelles qui montreraient publiquement leur opposition à la guerre et au signe Z, guettés qu’ils sont par les brimades et la désocialisation.
L’autre aliénation, c’est la capacité des Russes à se complaire dans la précarité et la déglingue, en compensant leurs frustrations par un sentiment de puissance collective. Pire, les Russes vouent une sincère admiration à ces oligarques hyperviolents qui les intimident et les spolient : « Quand les Russes constatent que les plus grands yachts du monde, les plus beaux châteaux, les montres de collection les plus rares appartiennent à des oligarques et des fonctionnaires russes, ce n’est pas de la jalousie qu’ils ressentent mais du contentement, comme s’ils étaient eux aussi, par ricochet des rayons de soleil, baignés dans ces reflets d’or ». Tout cela renvoie à bien d’autres écrits sur la servitude volontaire et la psychologie des masses, même si le contexte russe, tel que raconté par Iegor Gran, ne manque pas de piquant.
« L’instrument de l’aliénation, c’est la télévision, une idée vieille comme Orwell et Bradbury. En Russie, les derniers esprits libres surnomment l’engin « zombocaisse ». »
Plus percutant lorsqu’il aborde la guerre en cours, Gran explique que l’Ukraine est vue comme une possession de la Russie qui aurait eu l’outrecuidance de renoncer au marasme post-soviétique, en s’ouvrant à l’Occident. Une provocation, en somme. Début 2022, en conférence de presse avec Emmanuel Macron, Vladimir Poutine avait annoncé à l’Ukraine son viol à venir : « Que cela te plaise ou non, ma belle, faudra que tu endures ». Gran explique cet accès de vulgarité crasse dans la bouche du président russe : « En Occident, peu ont compris ce qu’il voulait dire ; en Russie, le zombie en devenir ne comprenait que trop bien et une joie mauvaise montait en lui. Bientôt c’en sera fini de vos rires et de votre insupportable nonchalance ! »
Le citoyen russe, un tsar des idiots ?
Quand Iegor Gran élargit enfin son champ de vision aux imbéciles du monde entier, c’est pour mieux tenter de relever les particularismes russes : « Les complotistes de toutes obédiences essaiment sur internet, se retrouvent, forment des sectes (…). Quel que soit leur degré de déconnexion avec la réalité, aucun de ces délirants de bas étage n’encourage le meurtre et la guerre comme moyen de rétablir la justice, et, surtout, n’envisage l’envoi de son fils à l’abattoir au nom de son idée obsessionnelle ». Les Russes auraient-ils le monopole de la radicalisation sur Internet ? De la part d’un rédacteur de Charlie Hebdo, c’est audacieux.
En fait, plus Iegor Gran insiste pour nous montrer à quel point les Russes s’enfoncent dans une folie singulière, plus il dévoile un laboratoire de sciences humaines très similaire à beaucoup d’autres. Z comme Zombie relève tout de même une particularité intéressante de la Russie post-soviétique : la brutalité et le mensonge y semblent érigés au rang de patrimoine national.
Référence : Iegor Gran, Z comme Zombie, P.O.L., 2022, 176 pages.