
Les élections législatives des 30 juin et 7 juillet, provoquées par Emmanuel Macron, débouchent sur une impasse politique : chaque « bloc » peut s’enorgueillir d’avoir remporté une victoire sans qu’aucun ne soit en mesure de pouvoir gouverner. La composition de la nouvelle assemblée offre la plus incertaines des configurations possibles.
On savait les instituts de sondage relativement peu fiables pour prédire la projection en sièges des élections législatives, les plus imprévisibles de nos institutions compte tenu du mode de scrutin. Elles offrent toujours des surprises, rarement toutefois à la mesure de celle que les Français ont pu vivre dimanche soir… Alors qu’était pronostiquée une majorité relative voire absolue pour le Rassemblement national, en position de force à l’issue du premier tour, l’alliance de gauche Nouveau Front Populaire a obtenu contre toute attente le plus grand nombre de sièges au palais Bourbon (180), bien loin toutefois du seuil des 289 qui lui aurait permis d’obtenir la majorité absolue. Par la voix et la parole théâtrales de Jean-Luc Mélenchon, le NFP a revendiqué dès 20h05 une victoire qui n’en est qu’à moitié une. Le grand enseignement de cette étrange journée électorale, c’est que personne n’a gagné. Certainement pas un camp particulier, encore moins le pays.
La première place en trompe-l’œil du NFP
Les principaux partis de gauche ont assurément négocié la séquence débutée au soir des élections européennes avec une admirable maestria. Après la constitution inespérée, en 48 heures, d’une grande entente à travers le Nouveau Front Populaire (le nom choisi est lui-même un coup de « marketing politique » réussi), le succès relatif de celle-ci dans les urnes surpasse le bilan de la Nupes de 2022 en nombre de voix comme de sièges. Arriver en tête représente une victoire en soi. Au sein même de ce NFP, le grand gagnant paraît être le Parti socialiste, lequel multiplie par deux son nombre d’élus en comparaison de la précédente législature (64 en 2024 contre 31 en 2022) et fait presque jeu égal, en interne, avec LFI et ses 71 députés[1]. Contrairement aux craintes nourries par bien des observateurs, la gauche a donc bénéficié du « barrage républicain » conclu tacitement avec les macronistes pour faire échec à l’élection de députés RN. Un autre point positif à mettre au crédit de la gauche est la solidité du lien établi entre ses composantes en dépit des ambitions individuelles et des différences doctrinales qui séparent LFI du PS ou EELV du PCF. À l’heure où s’écrivent ces lignes, aucun cadre n’a trahi la discipline collective, pas même le louvoyant Glucksmann : la gauche gouvernera avec le programme du NFP, sinon rien. Une manière claire de fermer la porte à toute collaboration avec les macronistes du groupe Ensemble.
L’attelage NFP ne sera pas suffisamment puissant pour assurer l’adoption des mesures phare de son programme, sauf à convaincre bien au-delà de ses rangs, c’est-à-dire nécessairement en modérant ses ambitions.
Mais le succès du NFP s’arrête là où commence son authentique échec. En l’occurrence, ses 180 députés, auxquels il serait loisible d’additionner 12 élus « divers gauche », sont bien loin de constituer une majorité relative viable pour gouverner. L’attelage ne sera pas suffisamment puissant pour assurer l’adoption des mesures phare de son programme, sauf à convaincre bien au-delà de ses rangs, c’est-à-dire nécessairement en modérant ses ambitions. Plus encore, le NFP se trouvera à la merci des motions de censure que ne manqueront pas de présenter ses adversaires, le centre de gravité de cette nouvelle assemblée se situant… à droite. Il faut enfin souligner que la réussite de la gauche tient à l’union des étiquettes. Or, ce gros bloc de gauche (33,6 % du total des sièges) comprend quatre formations politiques très minoritaires là où le bloc d’extrême droite n’en comprend que deux. Sa plus lourde composante, la LFI, demeure numériquement inférieure au seul groupe Renaissance (98 sièges) et au groupe RN (126 sièges).
Les centristes rescapés… mais marginalisés
L’humilité n’étant pas le trait caractéristique des macronistes, le score final du bloc Ensemble (Renaissance-MoDem-Horizons) a été interprété par le camp présidentiel comme une solide résistance à l’érosion de sept années de pouvoir, pour ne pas dire, en extrapolant un chouia, comme la confirmation de la confiance des Français envers un gouvernement modéré du centre… C’est oublier le piètre score de la liste conduite par Valérie Hayer (14 %) lors des élections européennes ainsi que le résultat du premier tour de ces législatives, à l’issue duquel l’ancienne majorité présidentielle n’a réuni que 20 % des suffrages exprimés, bien loin derrière le RN (33 %) et le NFP (28 %). La mécanique du barrage a joué à fond au second tour en faveur d’Ensemble grâce à la discipline des électeurs de gauche qui se sont reportés pour 72 % d’entre eux sur le candidat macroniste face au RN[2]. On relèvera à l’inverse que les électeurs centristes ont été de leur côté bien moins zélés s’agissant de sauver le candidat de la gauche dans les duels face au RN (43 % de reports seulement en faveur de candidats LFI, 54 % en faveur de candidats EELV, PS ou PCF)… Toujours est-il que les macronistes peuvent se targuer de sauver 163 sièges au total, ce qui les place de fait à quelques unités seulement du bloc de gauche.
Dans ce contexte, Emmanuel Macron et ses proches ont bien du mal à concéder ce qui apparaît pourtant comme une franche défaite seulement atténuée par les tactiques de vote au second tour. L’idée manifeste du Président à l’origine de cette dissolution impromptue était de reconstituer une grande coalition au centre en s’appuyant sur le PS et LR, partis qu’il n’est point parvenu à totalement absorber depuis 2017. Las ! Ce macronisme réinventé s’est heurté à deux obstacles imprévus. Le premier a été l’alliance immédiate des partis de gauche sous la forme d’un NFP, d’autant plus surprenante qu’elle naît après des mois d’invectives réciproques en réaction aux prises de positions des uns et des autres sur la question israélo-palestinienne. Incapable d’isoler le seul PS, Macron a donc joué la carte du « front républicain » au second tour de ces législatives avec ses désistements réciproques dans les triangulaires et de captation des voix de gauche. Huilée, la stratégie a trop bien fonctionné puisqu’Emmanuel Macron se retrouve avec un groupe encore trop gros pour ne pas effrayer ses potentiels alliés de gouvernement.
Au-delà du vieux contentieux de la droite et de la gauche de gouvernement à l’égard de celui qui tenta de les tuer sans pouvoir les achever, ni le PS ni LR n’ont intérêt de devenir les comptables adjoints du bilan économique d’Emmanuel Macron.
Tout le paradoxe des scores d’Ensemble se situe ici. Avec un groupe plus restreint, les macronistes auraient plus sûrement convaincu de former une coalition de LR jusqu’à la gauche du Parti socialiste. Pas assez puissant isolément ni assez inoffensif collectivement, Ensemble dissuade les potentiels alliés aussi bien à sa droite qu’à sa gauche, la coalition au centre caressée par Emmanuel Macron laissant craindre dans ces conditions une prise de leadership des proches du Président et de Gabriel Attal, pour l’heure maintenu dans ses missions de Premier ministre. On comprend sans difficulté qu’au-delà du vieux contentieux de la droite et de la gauche de gouvernement à l’égard de celui qui tenta de les tuer sans pouvoir les achever, ni le PS ni LR n’ont intérêt de devenir les comptables adjoints du bilan économique d’Emmanuel Macron. L’aggravation de la dette française et la bombe à retardement d’un maquillage soupçonné du budget 2024 par Bruno Le Maire[3] rendent les perspectives économiques du pays particulièrement sombres… Pourquoi, dès lors, vouloir monter dans un train fou ?
Enfin, ce qui reste d’une ex-majorité présidentielle lestée de 82 sièges en deux ans souffre d’un déficit de légitimité politique de même nature que celui qui affecte le bloc NFP. Le vaste nombre de sièges remportés par pur effet de « barrage » rend particulièrement factice et peu représentative de l’opinion réelle l’Assemblée nationale issue de ce scrutin hors normes ; le seul acte « anti-RN » fait le député, non pas l’adhésion au programme que ce député porte.
Bienheureux le RN… de cette humiliation inattendue !
Arrivée en tête du premier tour dans 297 circonscriptions, l’extrême droite s’est prise allègrement les pieds dans le tapis pour échouer en troisième position en nombre de sièges obtenus : 126 pour le RN et 17 pour ses alliés LR dissidents emmenés par Éric Ciotti. Le piège du front républicain une nouvelle fois tendu par le camp macroniste et dans lequel ont sauté les deux pieds joints les partis de gauche n’explique pas tout. La campagne du RN a été, en tous points, calamiteuse. Entre réécriture au quotidien du programme présenté, refus de débattre, castings de candidats réalisés par-dessus la jambe et manque d’épaisseur de Jordan Bardella, la messe était dite. Prétendument préparé à ces élections anticipées que le stratège Gilles Pennelle avait senti venir en concoctant un « plan Matignon », le RN a démontré au contraire son manque de professionnalisme et avoué la superficialité de sa « dédiabolisation ».
Le RN devient l’évident favori pour récupérer les pots cassés de la séquence qui s’ouvre par une dissolution catastrophique et se prolongera par l’instabilité politique des mois durant.
Et pourtant, si le tsunami tant craint n’a pas déferlé sur les travées du Palais Bourbon, la progression du RN n’est pas un simple vaguelette. Premier parti représenté dans le nouvel hémicycle, il pourra jouir tranquillement de son statut d’opposant anti-système, marginalisé par la Macronie, par la gauche et, à ce jour, par LR « canal historique ». De quoi attendre à l’abri du tumulte que la crise politique s’envenime inévitablement dans cette chambre introuvable. Au risque immédiat d’un RN faiblement majoritaire en 2024, les électeurs ont préféré le danger différé en 2027 d’un RN en position de force. S’il ne saurait se déclarer vainqueur de ces législatives au goût saumâtre, le RN peut toujours s’enorgueillir d’avoir consolidé son groupe et trouvé quelques alliés venus de la droite de gouvernement. Signe que la digue a bien cédé. Plus sûrement, il devient l’évident favori pour récupérer les pots cassés de la séquence qui s’ouvre par une dissolution catastrophique et qui se prolongera par l’instabilité politique des mois durant.
Les Républicains, solides survivants hors des radars
Cette analyse des résultats ne saurait être tout à fait complète sans dire quelques mots des LR, menacés de disparition pure et simple et pourtant revenus du diable Vauvert. Profitant à la marge du « front républicain » mais s’appuyant sur les fiefs qu’ils ont su conserver, ils sauvent un groupe parlementaire de 66 sièges (39 LR et 27 alliés divers droits), c’est-à-dire deux de plus qu’en 2022 et ce malgré la scission interne provoquée par le départ d’Éric Ciotti. Désormais objet principal de la convoitise d’Ensemble en vue de construire une majorité capable de gouverner, ils vont devoir trancher entre deux lignes inconciliables, celle de l’indépendance stricte en vue de préparer les échéances de 2027 et celle de la collaboration avec Emmanuel Macron. La peur animale à droite de voir la Macronie transiger avec le NFP et son programme économique pourrait conduire LR à franchir le cap pour sauver ce qu’ils pensent être l’intérêt du pays. Stratégiquement, tout devrait pourtant les dissuader de goûter au baiser de la mort du macronisme finissant.
Pour conclure…
Dans son allocution du 9 juin 2024, au soir d’une défaite électorale cinglante de la liste qu’il défendait, Emmanuel Macron avait justifié sa décision impulsive de dissoudre l’Assemblée nationale par la volonté de mettre un terme à l’instabilité parlementaire et de clarifier le jeu des forces en présence. Ses petits calculs ont conduit à l’exacte opposée. Sept ans d’instrumentalisation des divisions politiques profondes de la France laisse place à un champ partisan éclaté et dévasté. En refusant, le 8 juillet, la démission de Gabriel Attal et en laissant entendre que son gouvernement pourrait provisoirement se maintenir durant toute la période estivale, sous prétexte de Jeux Olympiques à honorer, sans doute le chef de l’État manœuvre-t-il pour reprendre la main. Mais à l’illusion de maîtriser le jeu se heurte la réalité institutionnelle : d’un caprice d’adolescent froissé vient d’émerger l’Assemblée nationale la plus facturée et la plus ingouvernable de la Ve République dans un contexte économique, géopolitique et écologique crépusculaire. Chapeau l’artiste !
Notes :
[1] S’agissant de la répartition des sièges dans l’Assemblée nationale 2024, tous les chiffres cités sont issus de l’infographie proposée par France Info à partir des résultats définitifs des 577 circonscriptions (https://www.francetvinfo.fr/elections/legislatives/infographies-resultats-des-elections-legislatives-2024-decouvrez-en-direct-la-composition-de-l-assemblee-nationale_6645201.html)
[2] Étude Ipsos-Talan réalisée après le vote du 7 juillet (https://www.francetvinfo.fr/elections/legislatives/legislatives-2024-comment-les-reports-de-voix-du-front-republicain-ont-joue-contre-le-rn-selon-notre-sondage_6652164.html)
[3] Renaud HONORÉ, Sébastien DUMOULIN, « Déficit : comment Bercy justifie un dérapage ‘très, très rare’ », lesechos.fr, 27 mars 2024 (https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/deficit-comment-bercy-justifie-un-derapage-tres-tres-rare-2085213).





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