
Sociologue, Pierre Bitoun est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la démocratie (Voyage au pays de la démocratie moribonde. Et si nos élus ne représentaient plus qu’eux-mêmes ?), la situation des paysans en France (Le Sacrifice des paysans : une catastrophe sociale et anthropologique, avec Yves Dupont) ou encore sur le fonctionnariat (Éloge des fonctionnaires : pour en finir avec le grand matraquage). C’est sur ce dernier thème qu’il a accepté de s’entretenir avec nous. En effet, la récente et énième charge du gouvernement, tout acquis à la doxa néo-libérale, contre les fonctionnaires pousse à s’interroger sur les préjugés encore observés contre eux et le progressif détricotage de leur statut.
Propos recueillis par Ella Micheletti.
Voix de l’Hexagone : Le gouvernement a annoncé vouloir durcir le régime des arrêts maladie des fonctionnaires : alignement sur le secteur privé du délai de carence de 1 à 3 jours, diminution de 10 % de l’indemnisation versée au-delà de ce délai. Il compte ainsi réaliser 1,2 milliard d’euros d’économies. Quelles seraient les conséquences d’une telle réforme d’un point de vue social, sanitaire et même symbolique ?
Pierre Bitoun : Permettez-moi, d’abord, de vous faire part d’une interrogation de principe. Faut-il répondre, de façon distincte, séparée, à cette énième provocation des néolibéraux ? Doit-on livrer, « en mode expert », la sempiternelle bataille des chiffres et des opinions ou arguments prétendument sérieux et rationnels ? N’est-ce pas là, une fois encore, se placer sur le terrain de l’adversaire et venir soi-même nourrir le piège tendu depuis près d’un demi-siècle ? Je crois, autrement dit, qu’il faut être à la fois plus global et offensif. Nous en avons soupé de la rhétorique propagandiste du néolibéralisme, nous connaissons parfaitement ses intentions et ses politiques (dresser le privé contre le public, laminer les droits sociaux et du travail, dégrader les services publics et les faire fonctionner « à plusieurs vitesses », externaliser et privatiser, etc.), et nous avons aussi la longue expérience de ses modes de persuasion (matraquage médiatique, rôle-clé des journalistes chiens de garde, etc.). Avant d’engager le débat sur telle ou telle mesure, qu’elle soit de choc ou de grignotage, qu’elle soit cyniquement ou hypocritement présentée, il est donc indispensable de rappeler que c’est le projet général de la société de marché, le pouvoir conjoint de l’État et du capitalisme productivistes, la confiscation des médias dominants, qui doivent impérativement être mis en cause, dépassés. Sans cela, sans cette perspective révolutionnaire, dument affirmée et portée, ces malades qui nous gouvernent continueront de rendre le monde sans cesse plus violent, inégalitaire, irrespirable. Accélérons donc leur prise de congé de longue, très longue durée !
« Il indispensable de rappeler que c’est le projet général de la société de marché, le pouvoir conjoint de l’État et du capitalisme productivistes, la confiscation des médias dominants, qui doivent impérativement être mis en cause, dépassés. »
Pour entrer maintenant dans le détail de votre question, la réponse ne fait pas mystère. Si une telle réforme, déshumanisée et déshumanisante, était mise en œuvre, les répercussions sociales en seraient gravissimes pour l’ensemble des fonctionnaires et agents de l’État, et spécialement dévastatrices pour les plus bas salaires de la fonction publique. Ah quel beau dilemme : perdre de l’argent ou aller malades au travail ! Les conséquences sanitaires le seraient tout autant, avec des maladies mal soignées et aggravées, des burn out, des contagions entre collègues ou au contact des usagers, etc. On imagine dès lors les « économies » (sic). Mais qu’importe les maladies, les gaspillages ! Car l’essentiel pour eux, en fin de compte, c’est la fonction symbolique que vous évoquez et qui serait alors pleinement satisfaite. Triplement même. D’une part, on aurait fait passer le mensonge gouvernemental initial (pour plus des 2/3 des salariés du privé, la règle des 3 jours de carence n’est pas appliquée…) ; d’autre part, une énième défaite aurait été infligée au mouvement syndical ; et enfin, comme il se doit, il aurait été désigné un bouc émissaire : ici le fonctionnaire, là l’étranger…
VdH : La présentation de cette proposition est accompagnée d’attaques contre les fonctionnaires, accusés d’absentéisme injustifié. Vous qui avez été l’auteur – il y a déjà plus de vingt ans – d’un Éloge des fonctionnaires, quels sont les plus gros préjugés contre ceux qui œuvrent pour l’intérêt général en France ?
P.B. : À l’époque, en 2000-2001, j’avais repéré une bonne demi-douzaine de slogans, chacun correspondant à un chapitre du livre : « Ils en veulent toujours plus ! », « Ils sont trop nombreux ! », « Ils ont la sécurité de l’emploi ! », « Ils sont tous des privilégiés ! », « Ils ne travaillent pas assez ! », « Ils n’ont pas le sens du risque ! », « Ils font trop la grève ! ». Sans oublier le « ils coûtent trop cher ! » examiné à différentes étapes de la réflexion ou le « ils sont contre toute réforme ! » logiquement conservé pour la conclusion. En fait, rien que ces énoncés montrent que le discours – quasiment une logorrhée – n’a pas vraiment changé, mêlant toujours mensonges, simplismes, amalgames, propos dépréciateurs, insultants ou culpabilisants que je me suis employé à décrypter, démonter un à un dans l’ouvrage.

Vingt ans après, il faut cependant souligner combien le matraquage a fait les preuves de son « efficacité » : à titre d’exemple, « ils étaient si nombreux » qu’il en manque désormais dans tous les secteurs, vitaux notamment, et que, comme le déplore l’insubmersible technocrate, « nous souffrons dorénavant d’un fort déficit d’attractivité ». Comme si cette situation n’avait pas été sciemment recherchée, construite, aux fins d’exploitation du travail, de fonctionnement à bas coût de la machine publique, de privatisations profitables. J’ajoute enfin, pour nuancer votre formulation, que tous les fonctionnaires « n’œuvrent pas pour l’intérêt général ». Certains, tels des hauts fonctionnaires qui « réforment » et circulent donc souvent entre public et privé, des néogestionnaires épris de novlangue, de « gouvernance » et de (dé)raison comptable-rentable, des managers de la « ressource (in)humaine » ou des « bullshiters créatifs » cocheurs de case Excel, s’emploient tout au contraire à le détruire, le miner, le subvertir, du dedans ou du dehors. Pendant que la majorité des fonctionnaires, contractuels et autres précaires de l’État s’évertue, s’épuise à le défendre…
VdH : Pourquoi les voix les plus critiques du fonctionnariat se concentrent-elles sur la sécurité de l’emploi des fonctionnaires, laquelle serait perçue comme un immense privilège, alors même que les concernés s’engagent très concrètement pour l’État pendant des années ?
P.B. : Sur cette question, en effet, on ne peut plus centrale, j’ai envie de vous citer un passage de l’Éloge des fonctionnaires. Intitulé « Pour en finir avec le point d’exclamation », il a finalement peu vieilli :
« Pourquoi, en dépit de tous les services qu’ils rendent quotidiennement à la société, refuse-t-on à la grande masse des précaires de l’État leur titularisation ? Pourquoi, en France comme dans bien d’autres pays, matraque-t-on depuis vingt ans les fonctionnaires, et par leur intermédiaire l’ensemble de la population, sur ce supposé privilège que constituerait la sécurité de l’emploi ?
« […] La réponse, un temps obscure, ne fait désormais plus le moindre doute et est, effectivement, universelle : il existe aujourd’hui, à la fois à la tête des États-nations et au dessus d’eux, une supraclasse dont le bien-être des peuples n’est plus le souci prioritaire. Composée de nos dirigeants élus ou de fait (chefs d’État et de gouvernement, hauts fonctionnaires des institutions supranationales, P-DG des multinationales, etc.), bénéficiant de l’active complicité des chefferies intermédiaires de l’État ou de l’Entreprise comme de l’aveuglement des victimes de la « crise » ou de la « fatalité » de la mondialisation, cette supraclasse a entrepris de détruire – ou à tout le moins de rogner au maximum – la zone de sécurité de l’emploi, réelle autant que symbolique, que constitue pour l’ensemble de la société l’État et elle organise ou laisse faire la même chose dans l’économie privée. Le mouvement peut être plus ou moins avancé selon les nations, se dérouler d’une façon plus ou moins abrupte ou contournée selon les majorités au pouvoir, les manifestations de résistance des peuples. Mais le projet n’en reste pas moins, partout, identique. Nous obliger tous, gens du public ou du privé, à nous plier à la nouvelle loi du capitalisme mondial : la précarisation du travail.
« Pour contrer cette offensive, pour faire revenir nos gouvernants dans le droit chemin, il existe, en plus d’un usage « perspicace » du bulletin de vote, un excellent moyen : le combat social. Celui des fonctionnaires et des précaires de l’État, des CDI ou CDD de l’entreprise, des chômeurs et, plus largement encore, de tous ceux qui, petits entrepreneurs ou membres du secteur associatif, ont à subir la nouvelle loi et ses ravages. Celui, en bref, d’un « Tous ensemble » dont la France peut s’enorgueillir d’être l’un des principaux fers de lance et qui, sans être encore pleinement advenu, se fraye néanmoins peu à peu un chemin dans les esprits et dans les rues. Comment en hâter l’avènement ? Comment faire pour que, le jour venu, ce combat soit déterminé, convaincu de son bien-fondé sinon en pariant, bien sûr sur l’action, mais également sur les valeurs, d’où tout en définitive procède ? Valeurs, précisément, dont on parle assez peu, laissant ainsi perdurer, au bout du slogan, le point d’exclamation évoqué en introduction…
« Il existe aujourd’hui, à la fois à la tête des États-nations et au dessus d’eux, une supraclasse dont le bien-être des peuples n’est plus le souci prioritaire. »
« On ne devrait ainsi jamais oublier que la sécurité de l’emploi est, pour tout être humain, un besoin fondamental. De même qu’un enfant qui n’a pas connu un cadre familial rassurant tombe malade ou fera une personne à jamais souffrante, l’adulte, malgré sa plus grande endurance, ne résiste pas longtemps à la précarité : il s’inquiète, déprime, sombre dans l’alcoolisme ou doit s’abrutir de médicaments pour tenir. Condition indispensable quoique non suffisante de la liberté d’expression, au travail comme ailleurs, la garantie de l’emploi est aussi ce qui permet, accompagnée d’un salaire décent, d’avoir une vie confortable, sereine, ouverte sur l’avenir, faite de projets pour soi-même ou ses proches. Projets qui sont, en même temps, bénéfiques à l’économie et à la société et évitent que celle-ci ne se transforme en un champ de méfiances, de frustrations, de violences. Rien n’oppose encore, contrairement à ce que l’on entend souvent dire, la sécurité de l’emploi et cette autre valeur, également très prisée, qu’est la diversité. Bien au contraire, c’est seulement quand on a l’assurance de la stabilité que l’on peut envisager « autre chose », qu’il s’agisse d’innover sur son lieu de travail, d’entreprendre une activité « à côté » ou de se divertir. Cela est vrai pour tous, quel que soit le milieu ou l’âge, et tout spécialement chez les jeunes qui, malgré deux décennies de néo-libéralisme, souhaitent toujours, sondage après sondage et le plus souvent à une écrasante majorité, la stabilité de l’emploi afin de pouvoir réussir ce qui compte le plus pour eux : un juste équilibre entre vie professionnelle et vie privée. »
VdH : Existe-t-il un profil sociologique type du pourfendeur des fonctionnaires ou les critiques viennent-elles aussi bien des classes aisées (startups, grandes entreprises privées) que des classes populaires ?
P.B. : Je n’ai pas réalisé d’enquête à ce sujet et je ne peux donc répondre précisément à votre question, via une typologie par exemple. Je soulignerai simplement qu’une idéologie, dès lors qu’elle se répand et devient une part de la mentalité commune, touche forcément de très nombreux milieux, du bas en haut de la société. Parmi les habitués de la critique antifonctionnaires, on rencontre ainsi toutes sortes de « personnalités » :
– le grand patron ou l’économiste qui ne jure que par l’entreprise « seule créatrice de richesse » ;
– le journaliste chien de garde, qui officie sur les chaînes en continu (au double sens de l’expression…), et avec l’aide de ses experts et invités, vitupère « la dépense publique excessive », distille le venin de la division public-privé ou fabrique encore la haine contre les syndicats de fonctionnaires, à l’exception de ceux de la police ;
– le petit patron, épuisé et en colère, car il paye trop de charges pour « tous ces planqués » et a dû subir « les contrôles abusifs de l’administration » ;
– le retraité qui, tout écoulant des jours heureux au soleil, s’insurge contre ces fonctionnaires qui « ne veulent pas travailler plus longtemps » ;
– le tartufe de tout milieu, profession ou obédience politique – le genre ventre mou, « sans parti pris » – qui dit tout le bien qu’il pense des fonctionnaires mais souhaite tout de même qu’ils fassent « mieux avec moins » et ne prennent pas trop les « usagers en otage » ;
– et enfin, car on ne saurait les oublier, ces fonctionnaires qui, à force d’intérioriser le matraquage, sont devenus des ennemis d’eux-mêmes…
VdH : Quelles mesures seraient souhaitables à court et moyen terme pour restaurer la qualité de la fonction publique et valoriser ses agents ?
P.B. : On pourrait commencer par ce que j’appellerai « le minimum » mille fois énoncé, revendiqué et qui paraît chaque jour plus indispensable et légitime : des créations de postes en nombre, sous le régime de la sécurité de l’emploi et dotés d’une bonne rémunération, des conditions humaines de travail au bénéfice des personnels et des usagers, des moyens accrus à la hauteur des besoins croissants de la population, une prise en compte du sens et de la reconnaissance au travail, etc. Des réformes en profondeur sont aussi à envisager dans, au moins, cinq directions : démocratiser, déhiérarchiser, débureaucratiser, délibéraliser, démarchandiser. Pour une raison facile à comprendre (l’effet catalogue particulièrement ennuyeux), je ne développe pas ces « 5D », pas plus que les mesures alternatives à puiser dans l’immense vivier de réflexions et de propositions qui s’est progressivement constitué dans certains partis politiques, syndicats, associations spécialisées ou au travers de livres et rapports critiques de la doxa néolibérale. On voit ainsi que, sur ce sujet de l’État comme sur tant d’autres, le slogan thatchérien « il n’y a pas d’alternative » est désormais révolu. Révolu ? Pour bien terminer le mot, seules quelques lettres restent donc à écrire, à agir. Sinon, même les miettes deviendront toujours plus difficiles à obtenir…






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