L’article publié ici-même en juin évoquait déjà l’ultranationalisme polonais au travers du groupuscule ONR. Les incidents qui ont émaillé le défilé célébrant l’anniversaire de l’Indépendance, il y a deux semaines, placent un peu plus encore le gouvernement dans l’embarras face à l’opinion publique européenne.
Le 11 novembre 1918, l’armistice signé entre la France et l’Allemagne mettait fin à la Première guerre mondiale et conférait aux Polonais la certitude de leur indépendance. Conformément aux souhaits du président américain Woodrow Wilson, le Traité de Versailles signé quelques mois plus tard (28 juin 1919) officialisait la renaissance d’un État polonais souverain. Le 11 novembre n’est pas devenu en Pologne jour de fête nationale mais s’impose comme date-repère des organisations nationalistes. Ce n’est toutefois que depuis 2009 que se tient à Varsovie une grande « Marche de l’Indépendance » qui rassemble habituellement quelques dizaines de milliers de citoyens ordinaires entourés de militants politiques, organisateurs de l’événement.
Guerre des images et interprétations biaisées
Dès le lendemain de l’édition 2017 de la Marche de l’Indépendance, réseaux sociaux et dépêches ont diffusé photos et enregistrements de slogans racistes criés ou brandis dans les rangs des participants. Les sympathisants de la mouvance nationaliste ont répliqué par la propagation d’autres clichés et vidéos montrant notamment des familles défilant pacifiquement voire des slogans antitotalitaires. L’habituelle bataille des chiffres s’est aussi engagée même si les médias dans leur ensemble ont repris, par convention, les estimations de la police (60 000 participants). Les groupes les plus radicaux (l’ONR en particulier) étaient selon plusieurs témoignages recueillis par l’AFP en nombre important mais minoritaires sur l’ensemble du cortège[1]. Si des néo-nazis étaient indiscutablement présents lors de la Marche de Varsovie, ce ne sont donc pas 60 000 sympathisants nazis qui ont déferlé le 11 novembre dans les rues de la capitale.
« L’angoisse de l’occupation étrangère et de la destruction du bien commun est passée en quelques années d’un état de quasi-latence à une matérialisation sous la forme d’un nationalisme identitaire dont les marqueurs idéologiques sont bien connus »
Ni la réalité des banderoles et autres chants racistes, ni la diversité des participants ne peuvent être remises en cause, à moins de vouloir réduire le « patriotisme » polonais aux formations plus ou moins groupusculaires d’extrême-droite ou, au contraire, à d’honnêtes citoyens fiers de leur pays. La réalité, comme toujours, est complexe. L’attachement des Polonais dans leur ensemble à une histoire et des traditions nationales est d’autant plus prégnante que subsiste dans l’inconscient collectif la peur de l’occupation étrangère et de la destruction du bien commun. Justifiée par des siècles d’invasions et de massacres, cette angoisse est passée en quelques années d’un état de quasi-latence à une matérialisation sous la forme d’un nationalisme identitaire dont les marqueurs idéologiques sont bien connus : exaltation raciale, xénophobie irrationnelle, mythification et conspirationnisme, structure paramilitaire… L’interminable débat européen sur l’accueil des réfugiés – marqué par l’intransigeance des États d’Europe centrale – fait à l’évidence des étrangers extra-européens, en particulier ceux de confession musulmane, les nouvelles cibles des nationalistes. Les messages les plus choquants véhiculés par la Marche du 11 novembre étaient ethniquement ou religieusement connotés (« La Pologne pure, la Pologne blanche », « Foutez le camp avec vos réfugiés », « Tous égaux, tous blancs », « Mort aux ennemis de la patrie », « Pas de Pologne islamiste », etc.). L’analyse que livre la chercheuse Anaïs Voy-Gillis dans Le Monde est parfaitement juste et mérite d’être citée : « Tous les partis d’extrême droite construisent un discours autour d’un ennemi intérieur – les migrants sur le territoire national – et extérieur – l’islam. Ils estiment que les valeurs traditionnelles d’une Europe chrétienne et blanche sont remises en causes par cet ennemi et qu’il faut protéger la nation contre cela. Par ailleurs, les élites sont jugées corrompues et responsables de ce délitement puisque, pour certaines, elles ont accepté et encouragé le multiculturalisme. »[2]
Les ambiguïtés du pouvoir polonais
La première réaction de l’exécutif polonais est venue le soir même du ministre de l’Intérieur Mariusz Błaszczak qui a minimisé en conférence de presse les slogans racistes, préférant louer « la bonne atmosphère, sécurisée » et de manière générale le succès de la marche… Le 13 novembre, les instances du parti majoritaire PiS ont pris leurs distances avec les slogans racistes vus et étendus lors du défilé du 11 novembre. La porte-parole de PiS Beata Mazurek s’est néanmoins inscrite dans la même tonalité ambiguë que le ministre Błaszczak, préférant voir le verre à moitié plein en isolant les cas litigieux du reste de la manifestation, jugée dans l’ensemble calme. Mme Mazurek s’est d’abord félicitée de la « belle fête » que constituait la marche tout en admettant que l’expression de la haine « ne devrait pas se produire à Varsovie » et que de tels slogans « nuisaient à la Pologne ».
Mais les images, les témoignages et les messages d’indignation consécutifs à l’événement ont fait réagir la semaine suivante l’eurodéputé Guy Verhofstadt. Ce dernier a qualifié de « néo-nazis », de « suprémacistes blancs » et de « fascistes » les participants de la marche du 11 novembre à l’occasion d’un débat public au Parlement européen[3]. La réplique du camp conservateur ne s’est pas fait atteindre. Outre l’initiative de deux députés européens polonais (Marek Jurek et Zdzisław Krasnodebski, inscrits dans le groupe CRE, Conservateurs et réformistes européens) visant à sanctionner leur collègue belge au Parlement de Strasbourg, le Président de la République Andrzej Duda a lui-même réagi pour exprimer son indignation. Le 17 novembre, au micro de la télévision publique polonaise, il a qualifié « d’absolument scandaleuse » la déclaration de M. Verhofstadt, lequel fait désormais l’objet d’une plainte en diffamation déposée par l’ONG Reduta Dobrego Imniena, proche du pouvoir conservateur… Le risque de s’isoler davantage était trop grand pour la Pologne, déjà en conflit avec Bruxelles depuis la crise du Tribunal constitutionnel de 2015-2016 et condamnée encore cette semaine par la CJUE pour le nom respect des normes environnementale dans la forêt de Białowieża. Aussi Andrzej Duda a-t-il officiellement déploré les « bannières apportées par des personnes irresponsables, dont le message est inacceptable pour toute personne honnête en Pologne ». Jugeant qu’on ne saurait « mettre un signe égal entre patriotisme et nationalisme », le Président Duda a réaffirmé qu’il n’y a dans le pays « nulle place pour la xénophobie, le nationalisme maladif et l’antisémitisme. »
« L’indignation légitime qu’ils ont soulevé au sein de la gauche polonaise mais aussi ailleurs en Europe contribue à caricaturer un peuple plus nuancé que le laissent craindre ces débordements surmédiatisés »
Les médias et partis d’opposition, outre l’expression de leur dégoût vis-à-vis de la marche nationaliste et de l’image qu’elle renvoie de la Pologne, s’en prennent au gouvernement polonais, l’accusant de banaliser un discours xénophobe et de contribuer ainsi à l’instauration d’un climat délétère. Depuis l’automne 2015 et le retour du PiS au pouvoir, la Pologne vit incontestablement une révolution nationale sur le modèle hongrois… Dans ce contexte, il est très peu probable que l’ouverture d’une enquête[4] par le parquet de Varsovie le 20 novembre sur les comportements des groupuscules fascistes lors de la dernière Marche soit de nature à contenter les opposants de l’actuel gouvernement. L’indignation légitime qu’ils ont soulevé au sein de la gauche polonaise mais aussi ailleurs en Europe contribue à caricaturer un peuple plus nuancé que le laissent craindre les débordements surmédiatisés de la Marche. Un sondage tout juste publié par l’institut polonais IBRiS montre que 35,1 % des Polonais interrogés considèrent l’Islam comme « une menace » pour leur pays, contre une majorité de 59,4 % qui pense le contraire. De surcroît, à la question « Pensez-vous que ne devraient vivre en Pologne que des Polonais ? » posée par le même institut, 78,5 % des sondés répondent par la négative[5]. Il faut en revanche relativiser les statistiques récemment communiquées des titres de séjours octroyés aux étrangers. En 2016, la Pologne était le deuxième État de l’Union européenne accueillant le plus de ressortissants hors-UE, derrière le Royaume-Uni… Mais il s’agit en quasi-totalité d’individus venus de l’Ukraine voisine (87,5 % des titres de séjour)[6]. Si le pays possède donc une réelle capacité d’absorption de l’immigration, gouvernement comme population restent majoritairement hostiles à l’accueil des personnes de confession musulmane.
Notes :
[1] Lire notamment l’article de Pauline Moullot, « Pologne : la manifestation du 11 novembre était-elle vraiment néonazie ? », liberation.fr, 13 novembre 2017.
[2] Entretien avec Anaïs Voy-Gillis : « Il se joue actuellement en Pologne quelque chose qui ne fait réagir personne », lemonde.fr, 13 novembre 2017.
[3] Propos exacts de M. Verhofstadt : « 60 000 fascistes ont marché samedi à Varsovie, des néo-nazis, des suprémacistes blancs et je ne parle pas de Charlottesville en Amérique, de parle de Varsovie, Pologne, 300 kilomètres environ d’Auschwitz-Birkenau ».
[4] Les principaux chefs d’accusation sont l’apologie de régimes fascistes ou totalitaires et l’incitation à la haine raciale, ethnique ou religieuse (art. 256 § 1 du Code Pénal). Voir Polish Press Agency (PAP), « Śledztwo ws. propagowania faszyzmu podczas Marszu Niepodległości wszczęła stołeczna prokuratura », rp.pl, 20 novembre 2017.
[5] Enquête partiellement publiée par le quotidien Rzczpospolita le 22 novembre 2017. Voir aussi le fil Twitter de l’institut IBRiS.
[6] Armelle Bohineust, « La Grande Bretagne et la Pologne, champions de l’accueil en Europe », lefigaro.fr, 17 novembre 2017.