Dans un nouveau livre décapant, l’essayiste Coralie Delaume tord le cou à un lieu commun rabâché par les élites et médias français : non, la France et l’Allemagne ne forment pas un « couple » égalitaire qui serait le moteur de l’Union européenne.
Si vous avez goûté la lecture de son précédent ouvrage, La Fin de l’Union européenne (2016), co-écrit avec l’économiste David Cayla, réjouissez-vous de la parution du nouvel essai de Coralie Delaume, rédactrice du blog L’Arène nue. Inutile de cocher toutes les cases de l’euroscepticisme pour apprécier le sens de l’ironie de l’auteur ou la suivre dans chaque étape de sa démonstration : Le Couple Franco-Allemand n’existe pas, publié chez Michalon, est un outil fort utile de compréhension des relations entre Paris et Berlin et, au-delà, des dysfonctionnements de l’Union européenne. Tout juste passées les commémorations marquant le centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, quoi de plus à propos que d’observer avec un œil critique ce qu’est devenue l’Allemagne, l’ennemie d’hier.
Le miroir aux alouettes
Au fil de son itinérance mémorielle, Emmanuel Macron a soufflé sur la poussière d’une très vieille chimère : la construction d’une défense européenne. Sans doute pour faire oublier que sa précédente initiative pour relancer la construction européenne, la réforme de l’Eurozone, avait essuyé un refus net de huit pays sans déchainer aucun enthousiasme en Allemagne. C’est à croire que l’actuel Président français, comme égaré à l’ère giscardienne, est seul désormais à garder foi en l’Union européenne. Ce serait prendre un sacré raccourci que de voir dans l’énergie mobilisée par le chef de l’État la preuve que la France se retrouve désormais en position de force face à son premier partenaire l’Allemagne, affaibli momentanément par le crépuscule politique d’Angela Merkel. La France prêche dans le désert car il n’y a pas, en réalité, de « couple franco-allemand ». Preuve en est, explique Coralie Delaume au début de son essai : l’expression a fait florès dans le langage politique de notre pays mais ne signifie rien outre-Rhin. Personne n’évoque jamais, chez nos voisins, ce soi-disant « couple ». L’amitié franco-allemande, inaugurée en 1958 par la rencontre De Gaulle-Adenauer et confirmée par le traité de l’Élysée du 16 mai 1963, a d’ailleurs été dès l’origine source de malentendus. L’histoire a oublié que ledit traité avait été immédiatement vidé de sa substance par le Bundestag qui lui adjoignit un préambule coupant court à toute coopération avancée dans les domaines de la défense et des affaires étrangères[1].
De chapitre en chapitre, apparaît une image des relations franco-allemandes en Europe bien différente de la grille d’analyse obsolète habituellement recyclée dans la presse de l’Hexagone. L’égalité entre les deux puissances ressortit au fantasme. Jamais la France n’a pu contenir l’essor économique et politique de l’Allemagne. Jamais la France n’est apparue comme un contremodèle pour l’Allemagne tandis que l’exemple allemand sert à faire accepter aux Français des réformes structurelles qui remettent en cause le pacte social national[2].
« La France prêche dans le désert car il n’y a pas, en réalité, de ‘couple franco-allemand’. Preuve en est : l’expression a fait florès dans le langage politique de notre pays mais ne signifie rien outre-Rhin »
Emmanuel Macron, après avoir nommé dans son gouvernement plusieurs ministres germanophones (Bruno Le Maire, Sylvie Goulard, Édouard Philippe…), a déclaré explicitement mettre en œuvre une feuille de route pour regagner crédibilité et confiance aux yeux de l’Allemagne. L’entêtement français repose sur ce qui semble être une illusion : le miracle économique allemand serait le fruit glorieux de la réforme du marché du travail allemand il y a presque vingt ans (lois Hartz). Un lien de cause à effet aujourd’hui battu en brèche par plusieurs études économiques sérieuses qu’évoque Coralie Delaume. Mais les mythes ont la vie dure… De là à penser qu’il y a, derrière cette volonté des dirigeants français de séduire le voisin germanique, l’espoir que celui-ci soutienne une réforme des institutions européennes, il n’y a qu’un pas. L’auteur s’amuse à y déceler comme un vieux parfum de Coblence, la réminiscence d’une époque où la Prusse devient le point de ralliement de la contre-révolution. À cette époque déjà, « l’Europe, ce n’est absolument pas la paix. L’Europe c’est l’ordre. Un ordre conservateur correspondant aux intérêts d’une certaine classe et dont on confie bien volontiers au monde allemand le soin d’aider à le maintenir ou à le rétablir » (p. 85)…
Quant à l’Allemagne, elle évolue dans un paradoxe. Le système européen est fait pour elle plus que pour la France mais son attachement relatif aux institutions communes l’éloigne du fétichisme dont font montre les gouvernements français successifs.
L’Union européenne, ou l’étrange renaissance du Saint Empire Germanique
Parfois caricaturée en résurgence de l’Union soviétique par des leaders centre-européens eurosceptiques, à l’instar de l’ancien président tchèque Vaclav Klaus, l’Union européenne tient davantage du vénérable Saint Empire Germanique. C’est à travers elle, observe Coralie Delaume, que l’Allemagne a pu reprendre le fil d’une histoire dans laquelle la parenthèse nazie fait figure d’incongruité[3]. Le modèle impérial, appuyé sur des structures fédérales, semble naturel à l’Allemagne, État tardivement constitué, agrégat de peuples cousins. Moins que la France elle ne souffre de la dilution des souverainetés étatiques que provoque la construction européenne. « Cela n’a évidemment pas été prémédité, écrit Coralie Delaume. Ce n’est que le produit de rapports de force entre les différents pays membres, ainsi qu’entre les tenants de différentes conceptions de l’Europe. Au fil des tâtonnements, des avancées et des reculades, des crises et autres cafouillages, sans compter nombre de graves erreurs, la construction européenne a fini par ressembler à… une sorte de Reich. » (p. 142).

À ce tropisme s’ajoute une stratégie économique agressive. Centre géographique de l’Union européenne, l’Allemagne a fait de la rigueur budgétaire – son obsession – un dogme à l’échelle continentale en échange de l’abandon de son mark au profit de la monnaie unique, projet porté par la France. Aussi court-elle après les excédents commerciaux, limite-t-elle drastiquement ses investissements et cherche-t-elle à contenir l’inflation. Le FMI s’en émeut, vainement. Dès la chute du mur de Berlin, la République fédérale avait déjà rattaché à la hussarde la RDA et lui avait fait subir, avec la bénédiction des États-Unis de George H. Bush, une thérapie de choc (fusion monétaire, privatisations, désindustrialisation…). Après ce que l’économiste Vladimiro Giacché appelle le « Second Anschluss », les Länder allemands de l’Est ont donc formé le premier hinterland pour l’industrie allemande avant que l’élargissement de 2004 aux anciennes républiques socialistes d’Europe centrale permette à ces dernières d’endosser un tel rôle. Pour les besoins de l’Allemagne, poursuit l’essayiste, ses voisins orientaux sacrifient aujourd’hui leur développement en continuant d’offrir une main d’œuvre à prix compétitif. Cerise sur le gâteau : l’Allemagne, premier créancier d’Athènes, a abondamment profité de la crise grecque en engrangeant 1,34 milliards d’euros d’intérêts entre 2009 et 2017.
« Au fil des tâtonnements, des avancées et des reculades, des crises et autres cafouillages, sans compter nombre de graves erreurs, la construction européenne a fini par ressembler à… une sorte de Reich » (Coralie Delaume)
L’Allemagne s’est imposée, en trente ans, comme le seul leader de l’Union européenne, reléguant la France à un rôle de figuration. Et l’Europe est ainsi devenue allemande, comme l’avait déjà énoncé le sociologue Ulrich Beck au début des années 2010. Paradoxe : l’Allemagne ne l’a pas complètement voulu, tout comme elle ne tenait pas à l’euro. En définitive, elle aura usé pour ses intérêts de sa position de force mais n’est pas prête à redonner une impulsion à cette Union européenne irréformable et en pleine désagrégation. Diesmal ist das Spiel vorbei.
Référence : Coralie DELAUME, Le Couple franco-allemand n’existe pas – Comment l’Europe est devenue allemande et pourquoi ça ne durera pas, Éd. Michalon, 2018, 235 pages. Prix éditeur : 18 EUR.
Notes :
[1] Voir à ce sujet Laurent DE BOISSIEU, « Traité de l’Élysée : faut-il célébrer un traité par défaut et vidé de sa substance ? », ipolitique.fr, 22 janvier 2013.
[2] Au point de faire de l’ancien ministre de l’Économie allemand Sigmar Gabriel le juge en avant-première des fameuses « ordonnances Pénicaud » réformant le Code du travail. Présent lors du Conseil des ministres du 30 août 2017, Sigmar Gabriel a découvert les textes avant même qu’ils ne soient présentés aux Français.
[3] Le nazisme s’est notamment traduit par un centralisme absolu et une concentration du pouvoir dans les mains d’un seul homme qui rompaient totalement avec la structure confédérale des deux précédents Reich allemands.
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