Quand la réalité est trop effrayante, la violence trop vive, la liberté trop fragile, la fiction devient un refuge, une manière de recul sur les événements. Avec Dernière sommation (Éd. Grasset), son premier roman, le journaliste David Dufresne raconte sobrement une histoire : la sienne. Celle d’un homme qui a vu, compris et voulu dénoncer la répression policière.
« Le pays était devenu violent, sous l’œil complice de ses institutions. Il était devenu violent parce que les attentats, parce que les terroristes, et parce que l’union nationale étouffait la moindre critique. Il était devenu violent parce que l’antiterrorisme était devenu l’alpha et l’oméga de la vie politique, union sacrée, police partout, justice nulle part. » Toute ressemblance avec la situation actuelle d’un État européen ne serait pas pure coïncidence… David Dufresne ne feint pas, ni ne triche. Il n’a pas choisi le confort du récit romanesque pour dissimuler des révélations accablantes ou simuler des coups portés. La France d’Emmanuel Macron et l’hiver des Gilets jaunes, plus vrais que nature, forment le cadre spatio-temporel transparent de Dernière sommation. L’auteur se fond dans le personnage d’Étienne Dardel, le préfet de police et le directeur de l’ordre public et de la circulation adoptent des noms d’emprunt mais le lecteur-citoyen attentif aux événements qui ont secoué la France depuis novembre 2018 reconnaîtra facilement les tweets, les déclarations ministérielles intempestives, les provocations politiques qui ont scandé le plus long et le violent mouvement populaire du demi-siècle écoulé. Bienvenue au cœur de l’action.
L’hiver des LBD
Au fil des pages, de cris en déchirements, David Dufresne reconstitue le décompte sordide des victimes d’une violence d’État que l’on pensait révolue dans les démocraties modernes. Au centre des cortèges ou à leur marge, des manifestants pacifistes ou de simples passants au mauvais endroit au mauvais moment se découvrent mutilés par la balle d’un LBD 40 ou d’une grenade garnie de TNT. Une seconde, un shot, une vie brisée. Le choc reçu par Étienne Dardel à la découverte de la répression au moyen d’armes de guerre le transforme non pas en justicier – il n’en a ni le pouvoir ni la prétention – mais en messager. Le lanceur d’alerte ultra-connecté, fin connaisseur des stratégies policières et familiers des milieux contestataires sait mieux que quiconque ce qui distingue le maintien de l’ordre nécessaire à une société libre des véritables opérations de combat contre des opposants politiques. La brutalité des faits relatés ne surprendra que ceux qui n’ont considéré qu’avec distraction ou ironie les défilés hebdomadaires des damnés de la France, de fluo vêtus.

L’action de cette fiction-documentaire avance au rythme d’une danse étrange entre l’intrépidité et la peur. Dardel, à l’image des Gilets jaunes des ronds-points ou des Champs ne « lâche rien ». Il sait qu’il devra subir des intimidations. Contacts avec la police, fouille de son appartement, surveillance étroite… L’angoisse ne naît pas seulement à la vue des canons des lanceurs de balles, elle plane en permanence au-dessus de la révolte. Gardes à vue, comparutions immédiates et séquelles physiques minent patiemment les révoltés. Ceux qui n’ont pas grand-chose peuvent encore le perdre et sortir de l’existence sociale. La tension, qui va crescendo, conduit à une scène finale dont il faut, ici, ne rien dire. Pas tant pour préserver le futur lecteur de la divulgation anticipée du dénouement que pour laisser à l’auteur la primeur de l’avertissement qu’il a choisi d’adresser aux Français. Dernière sommation rend hommage à la cohorte de blessés du samedi autant qu’il prépare les esprits à la démocratie illibérale qui vient.
L’alarme avant l’explosion
Ce ne serait pas rendre justice à l’œuvre que de la tenir pour la recension des éborgnés, ou pour un pamphlet anti-flic anarchisant. De sa plume alerte et sensible, mais sans sensiblerie, David Dufresne veut comprendre ce qui se trouve au fond de la colère des Gilets jaunes et mesurer la force populaire du mouvement, par exemple lorsque ce dernier aide à retisser les liens entre Vicky et sa mère, Jacqueline, que des divergences politiques avaient séparées. L’auteur cherche, nuancé, à savoir ce que ressentent ces policiers corvéables à merci. Réduits à l’épuisement, à peine nourris en interventions, contraints, même, de s’uriner dessus pour tenir leur position, ils haïssent ces manifestants qui les harcèlent. Mais ces agents du système ne sont en rien des privilégiés. Gardiens dérisoires du Fouquet’s, leur mission vire à l’absurde, leur idéal est écorné depuis longtemps.
« La brutalité des faits relatés ne surprendra que ceux qui n’ont considéré qu’avec distraction ou ironie les défilés hebdomadaires des damnés de la France, de fluo vêtus »
Comme une cocotte-minute, la société française est en ébullition. David Dufresne en a conscience et esquisse son panorama avant l’explosion. La révolte des Gilets jaunes et l’acharnement répressif qui s’ensuit ne sont pas une anecdote. Encore moins une tâche délébile. « Appelez ça comme vous voulez, s’exclame dans le roman Étienne Dardel, mais l’Histoire nous regarde, je le crois vraiment. Et je crois qu’elle retiendra ce que chacun est en train de faire. Elle retiendra vos positions, celle du pouvoir, des pouvoirs… »
Référence : David DUFRESNE, Dernière sommation, Paris, Grasset, 2019. Prix éditeur : 18 EUR.
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