État politique de la France en trois ouvrages

Todd - Sainte-Marie - Fourquet

La lecture de trois essais majeurs publiés ces derniers mois permet de dégager le portrait détaillé d’une France qui s’apprête à connaître une récession à l’issue de la crise sanitaire du covid-19. Les données analysées par Jérôme Fourquet, Jérôme Sainte-Marie et Emmanuel Todd identifient les dynamiques de fond qui traversent notre société.

Économiquement fragilisée, socialement agitée et politiquement divisée. Telle se présente la France à la charnière des deux premières décennies du XXIe siècle. Les chroniqueurs ont, à raison, accordé un large intérêt aux derniers ouvrages de Jérôme Fourquet, de Jérôme Saint-Marie et d’Emmanuel Todd, incontournables pour comprendre ce qui rassemble ou oppose aujourd’hui les Français. Les trois hypothèses qui se dégagent de L’Archipel français (Seuil, mars 2019), Bloc contre bloc (Cerf, novembre 2019) et La Lutte de classes en France au XXIe siècle (Seuil, janvier 2020) ont été comparées, parfois réduites à leurs contradictions. Une lecture très globale peut conduire à résumer que Fourquet décrit une société de plus en plus divisée en « îlots » multiples, que Sainte-Marie voit se dessiner un affrontement en deux blocs antagonistes tandis qu’Emmanuel Todd identifie au contraire une homogénéisation progressive des catégories socio-professionnels situées en dessous de l’élite. D’indéniables différences sont discernables entre ces auteurs mais on aurait grand tort de ne pas voir que chacun complète les deux autres. Combinées, leurs analyses rendent compte des nouveaux antagonismes qui structurent la société française.

La dynamique d’archipelisation de la société

Fourquet - L'archipel françaisÀ partir d’un ensemble d’études d’opinions illustrées par une série de cartes, Jérôme Fourquet montre comment la nation française, jadis structurée par la tradition chrétienne et les principes républicains mais sans jamais avoir été réellement homogène, est aujourd’hui multiethnique et de facto multiculturelle. Détaillé et nuancé, l’essai du directeur du département « Opinion » de l’IFOP utilise à bon escient l’image de l’archipel pour décrire comment, depuis la fin des Trente Glorieuses, se sont formées des « poches » de populations, avec leur habitus, leur culture (voir par ex. comment les prénoms donnés sont les marqueurs identitaires de l’origine ou de la condition sociale) et leur comportement électoral. Les voilà définitivement émancipées des conditionnements passés. Dans un archipel, toute île possède une autonomie limitée mais maintient ses capacités d’échanges avec les îles environnantes. La dynamique d’archipelisation est à la fois inquiétante car elle menace l’existence même de l’idée de nation et relativement rassurante car, précise l’essayiste, elle signifie que la société n’est pas (encore ?) communautarisée.

Fourquet fait d’abord le constat de la sécularisation très avancée de la communauté catholique (recul des baptêmes, des mariages et de la fréquentation des messes, disparition programmée des prêtres, raréfaction du prénom « Marie » depuis les années 1990, acceptation croissante de l’avortement ou de l’homosexualité parmi les catholiques, pratiquants inclus) pour expliquer comment a été initiée la mutation globale toujours en cours au sein de la société française. Les développements sur l’immigration, sur les minorités et sur la place de l’Islam en France ont fait l’objet de récupérations, parfois, et d’extrapolations, souvent, alors qu’ils ne sont jamais enfermés dans des conclusions hâtives. Fourquet montre, par exemple, que si certains indicateurs reflètent une recrudescence de la religiosité chez les musulmans depuis le début des années 2000 (pratique croissante du ramadan, limites persistantes à l’exogamie, en particulier des filles…), d’autres laissent à penser sur le plus long terme qu’un phénomène de sécularisation est également à l’œuvre. L’effondrement concomitant du communisme (« l’Église rouge ») a été l’autre événement fondamental remettant en cause la cohésion de la classe ouvrière et achevant la disparition des anciens déterminismes électoraux. Si la religion et l’appartenance à la classe ouvrière n’expliquent plus le vote droite/gauche, d’autres facteurs ont pris l’ascendant.

« Le brassage des classes n’est plus favorisé par le service militaire – supprimé –, par les colonies de vacances – diversifiées en séjours à thèmes prisés par les plus aisés –, ni même par la grande messe du football, les passionnés du pinacle médiatique, économique et politique se réunissant plus volontiers autour du buffet des loges VIP des stades que sur les gradins populaires. »

L’enseignement principal de l’ouvrage est la séparation progressive des classes supérieures du reste de la société, un constat que rejoindront unanimement Sainte-Marie et Todd. Jérôme Fourquet démontre, statistiques à l’appui, comment les élites ont concrétisé leur isolement en cultivant l’entre-soi. La diversité sociale n’est qu’un vieux souvenir au sein des promotions des grandes écoles et sur les bancs de l’Assemblée nationale. Le brassage des classes n’est plus favorisé par le service militaire – supprimé –, par les colonies de vacances – diversifiées en séjours à thèmes prisés par les plus aisés –, ni même par la grande messe du football, les passionnés du pinacle médiatique, économique et politiques se réunissant plus volontiers autour du buffet des loges VIP des stades que sur les gradins populaires. La sécession des élites s’illustre aussi par la courbe exponentielle de l’expatriation : + 228 % de ressortissants français enregistrés dans les ambassades et consulats de l’étranger sur la période 2002-2015 au cours de laquelle le corps électoral n’a, lui, augmenté que de 15 %. Ces expatriés, que Fourquet compare aux fameux exilés de Coblence, ont voté en 2017 massivement pour Emmanuel Macron et François Fillon, les deux candidats qui incarnaient le mieux leur vision politique, fondée sur la mondialisation, la construction européenne, la flexibilité et les baisses d’impôts.

La dynamique séparatiste élitaire du macronisme

Sainte-Marie - Bloc contre blocJérôme Sainte-Marie, fondateur de la société d’études et de conseil Polling Vox, dresse un constat en tout point identique à propos des élites. Il recycle le cadre analytique offert par Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte pour démontrer que l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron résultait de la convergence des milieux favorisés de droite et de gauche. Comme les bourgeoisies légitimistes et orléanistes déchues avaient trouvé en 1848, en la personne de Louis-Napoléon Bonaparte, la personnalité idéale pour préserver leurs intérêts malgré le changement de régime, le phénomène Macron célèbre la réunification des « CSP + » (professions intellectuelles, cadres supérieurs du public et du privé), ces vainqueurs de la mondialisation artificiellement séparés entre droite et gauche depuis quarante ans. Jérôme Fourquet a parlé dans son propre livre du rôle de « catalyseur » joué par le candidat Macron pour accélérer jusqu’à son aboutissement un processus déjà entamé de longue date : la convergence des élites. Jérôme Sainte-Marie ne peut que souscrire à cette analyse, lui pour qui la victoire de l’ancien banquier d’affaires acte la constitution d’un bloc élitaire dont les composantes proviennent de partis politiques discrédités, en perte totale d’emprise auprès des classes populaires et moyennes.

Derrière En Marche !, se retrouvent les hauts patrimoines, la haute fonction publique, la magistrature, les ténors médiatiques mais également l’ « élite ascensionnelle » constituée des cadres, la couche supérieure des classes moyennes. S’y ajoute une bonne fraction des retraités, pour qui la gestion rigoureuse des deniers publics, garantie de leur créance sur l’État, est un argument électoral. L’origine du financement d’En Marche ! lève tout doute sur la nature du macronisme. Sainte-Marie rappelle que les seuls habitants des très huppés VIIe et XVIe arrondissements de Paris ont versé plus de 2 millions d’euros au mouvement macroniste, la ville de Paris dans son ensemble 6,3 millions d’euros. Les Français de l’étranger, si attentivement étudiés dans l’essai de Jérôme Fourquet, ont contribué aussi à ce financement à hauteur de 1,8 million d’euros, dont 1 million en provenance de la Grande-Bretagne. La moitié des sommes totales (16 millions d’euros) récoltées par En Marche ! résulte des dons de 100 000 particuliers seulement, et la moitié de ces sommes correspondent à 1 212 dons d’environ 4 500 euros. La mise sur orbite du candidat Macron, de son départ du gouvernement Valls jusqu’à son entrée à l’Élysée est bien le fait de la partie privilégiée du corps électoral.

« Le phénomène Macron célèbre la réunification des « CSP + » (professions intellectuelles, cadres supérieurs du public et du privé), ces vainqueurs de la mondialisation artificiellement séparés entre droite et gauche depuis quarante ans. »

Or, moins de deux ans après les élections présidentielle et législatives, éclate un « conflit de classe ». Petits commerçants, artisans, salariés précaires, chômeurs, indépendants, sous la bannière des Gilets jaunes, défient le nouveau bloc élitaire. Ils lui opposent leurs contre-valeurs, ce que traduit par exemple l’omniprésence dans les cortèges de drapeaux nationaux ou régionaux, si éloignés de l’étendard européen dans lequel se drape en toute occasion le Président de la République. Pour l’heure, la révolte n’a pas trouvé de débouché électoral satisfaisant et la répression policière menée contre elle a fini par l’affaiblir dans la rue. Jérôme Sainte-Marie estime que le Rassemblement national est aujourd’hui le mieux à même d’assembler ce « bloc populaire » pour la confrontation de 2022. Une récupération par défaut, conclut-il, en l’absence d’une alternative à gauche cohérente et d’une possibilité d’alliance crédible à droite. Quoi qu’il en soit, les Gilets jaunes ont permis à toute une partie de la population de développer une conscience de classe, de devenir selon les termes marxistes une « classe en soi », augurant l’affrontement des classes à venir, et qu’Emmanuel Todd prédit lui-aussi.

La dynamique de l’affrontement de classes

Todd - Luttes des classes en France XXIe siècleDernier venu dans les rayons des libraires, l’essai d’Emmanuel Todd semble tirer les conclusions des deux analyses précédentes et apporter ses propres nuances. L’anthropologue n’ignore pas la fragmentation de la société française, décrite par Fourquet. Il prend acte de la « défaite » du mouvement des Gilets jaunes, révélatrice de l’impuissance définitive de la classe ouvrière. La résignation de l’auteur de La Lutte des classes en France au XXIe siècle (encore une référence à Marx !) n’est cependant pas totale. Frappé par l’appauvrissement progressif que subit l’ensemble de la population française, jusques et y compris les « CSP + » qui n’ont pas encore conscience de leur déclassement entamé, Todd pressent que cette dynamique unira de fait la base de la société contre son sommet, définitivement isolé et constitué de « l’aristocratie stato-financière ». Cet agglomérat de grands entrepreneurs et de hauts-fonctionnaires coutumiers du pantouflages, représentent les 1 % les plus aisés – l’élite de l’élite – et la seule catégorie de Français surprotégée.

La stratégie politique d’Emmanuel Macron a consisté à assumer la théorie de l’« UMPS » née dans les rangs du Front national et à lui donner corps avec la création d’un parti enjambant l’ancien clivage droite/gauche. Cet aveu est lourd de conséquences puisqu’il revient à reconnaître la vanité du jeu électoral. Il est vrai que depuis le Traité de Maastricht, rappelle l’auteur, le système politique français n’a plus d’autre rôle « que d’organiser des pièces de théâtre successives qui doivent masquer l’absence de pouvoir économique réel du Président ». Il fallait donc que l’aristocratie stato-financière s’estimât en position de force pour mettre fin à la fiction. Comme si la victoire de 2017, en intronisant une fausse opposition avec un Rassemblement national dont la capacité de parvenir un jour au pouvoir est presque nulle, marquait une prise de contrôle définitive des dominants sur les dominés.

« Les projets extrémistes d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, censés déchirer en deux l’électorat, ne ressemblent en fait, cumulés, qu’une minorité de suffrages. Dit autrement, 55 % des Français ne se reconnaissent pas dans le leader de la majorité actuelle ni dans son opposante désignée. »

L’étude des votes Macron et Le Pen lors du premier tour de la présidentielle de 2017 met en évidence un coefficient de corrélation étonnamment élevé (- 0,93). En statisticien chevronné, Todd y voit la démonstration que le vote Macron n’a pas d’autre signification qu’un vote anti-Le Pen, et vice versa. Est-ce la preuve ultime apportée à la théorie des blocs antagonistes de Sainte-Marie ? Emmanuel Todd invalide implicitement cette idée. La polarisation est un trompe l’œil masquant, selon lui, l’état déliquescent du bloc « progressiste » et l’homogénéisation du reste de la société. Les projets extrémistes d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, censés déchirer en deux l’électorat, ne ressemblent en fait, cumulés, qu’une minorité de suffrages. Dit autrement, 55 % des Français ne se reconnaissent pas dans le leader de la majorité actuelle ni dans son opposante désignée. Rassemblées dans le rejet ou l’indifférence au système et confrontés à des difficultés de plus en plus comparables, ces 55 % ont porté, lors des élections européennes, leurs suffrages sur diverses listes. Comment seraient-ils en mesure d’accomplir leur convergence électorale ? Dans les dernières pages de La Lutte des classes en France au XXIe siècle, Todd envisage qu’un événement imprévu serve de détonateur. Il aurait pour première conséquence de faire voler en éclats le cadre politique, à commencer par le cadre monétaire européen. « Je reste hanté par la Première Guerre mondiale, écrit-il, qui a fini par éclater à un moment où l’on pensait que sa menace s’éloignait. Et je me demande s’il l’euro ne va pas imploser alors même que l’on imagine enfin qu’il est éternel, comme la paix. Un choc externe, désastreux sans aucun doute pour ma pension de retraite, serait pourtant pour nous la meilleure chose au monde. La société française serait confrontée à de sérieuses difficultés économiques et sociales de réadaptation, à un défi. Libérés de l’euro, contraints à la solidarité nationale, les Français, j’en suis sûr, feraient face ». Et si ce choc externe portait le nom de covid-19 ?


Références : Jérôme Fourquet, L’Archipel française. Naissance d’une nation multiple et divisée, Éditions du Seuil, 2019, 379 pages ; Jérôme Sainte-Marie, Bloc contre bloc. La Dynamique du Macronisme, Éditions du Cerf, 2019, 284 pages ; Emmanuel Todd, Les Luttes de classes en France au XXIe siècle, Éditions du Seuil, 2019, 366 pages.

Auteur : Gabriel Bernardon

Geek qui se soigne. Attraction-répulsion pour la politique. J'aurais voulu être un poète.

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