Retraites : la liquidation du principe de solidarité

Jean-Paul Delevoye

Le contenu du projet de loi sur l’avenir du système des retraites est en passe d’être dévoilé. La stratégie du gouvernement d’avancer masqué, à partir des préconisations du rapport Delevoye, alimente les inquiétudes sur une attaque létale contre la logique de solidarité qui assurait jusqu’à présent un revenu décent aux retraités.

Le succès de la première journée de mobilisation contre la disparition des retraites par répartition, jeudi 5 décembre (environ 1 million de manifestants dans toute la France), sème le doute parmi la majorité parlementaire et au sein même de l’exécutif. La révélation gênante de la proximité de Jean-Paul Delevoye, « père » de la réforme annoncée, avec le milieu des assurances[1] tombe d’autant plus mal que le soutien de l’opinion publique aux grévistes ne faiblit pas. À la veille d’une seconde manifestation cruciale, tandis que le gouvernement prépare sa riposte, il importe de comprendre pourquoi le projet de retraite à points est lui-même si controversé.

Régimes spéciaux, argument spécieux

Quelle est, en substance, la philosophie du rapport Delevoye sur laquelle doit s’appuyer le projet de réforme ? Le gouvernement, dans un accès de com’ po’ téméraire, a martelé que son ambition était de mettre fin à l’injustice des régimes spéciaux en assurant le même système de retraite pour tous. L’argument contente les partisans d’Emmanuel Macron alors qu’il est fondamentalement réducteur. Quoique l’idée-phare de la réforme est bien de fusionner les quarante-deux régimes spéciaux existant à côté du régime général pour construire un régime universel, l’accent mis sur les régimes spéciaux, plus favorables à certaines catégories professionnelles, joue le rôle de miroir déformant. 82 % des retraités sont affiliés au régime général, soit une écrasante majorité. Très minoritaires, les régimes spéciaux ne plombent pas à eux-seuls le système des retraites par répartition. En annonçant, la veille de la première journée de grève générale, que le régime spécial des policiers serait maintenu, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a donné un premier coup de canif dans le projet de régime unique. Il a surtout enfoncé sans même s’en apercevoir un autre point de défense du gouvernement prétendant que la réforme par points ne ferait aucun perdant et serait plus avantageuse que le maintien d’un régime spécial… On comprend dès lors ce qu’un salarié de la RATP ou de la SNCF peut craindre : non de perdre un « privilège » jalousé par les salariés du régime général mais de voir simplement sa retraite s’effondrer.

« En annonçant que le régime spécial des policiers serait maintenu, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a donné un premier coup de canif dans le projet de régime unique »

La volonté d’une harmonisation des règles pour davantage de justice n’est pas, en soi, une idée à rejeter. Les inquiétudes légitimes que soulève la réforme ne proviennent pas de l’alignement des conditions de cotisation mais bien d’un bouleversement total du système existant.

Le faux-problème du financement des retraites

Le fond de la réforme, l’introduction d’un système par points, peine à séduire. Mais parmi les réticents, beaucoup se résignent en constatant que le système actuel est déficitaire, qu’il faut donc pouvoir le financer autrement. Le motif est valable en apparence. Néanmoins, la situation est beaucoup plus complexe. Les perspectives de financement des retraites avec le système actuel ne sont pas complètement dans le rouge, tant s’en faut. Le dernier rapport rendu à l’exécutif par le Conseil d’orientation des retraites (COR) cet automne montre que le financement du système devrait atteindre un point de stabilité dans les années à venir, notamment en raison de la diminution des effectifs de la fonction publique. Le déficit annuel attendu en 2025, autour de 15 milliards d’euros, ne devrait donc pas s’aggraver significativement par la suite[2].

Pour promouvoir le besoin de réforme, le gouvernement a bien évidemment dramatisé l’enjeu du financement. Présentée comme seule capable de sauver les retraites de la banqueroute, il n’est même pas certain que la réforme Macron-Delevoye y parvienne, ni même qu’elle soit la dernière des réformes[3]. En réalité, le gouvernement français ne fait que répondre à une recommandation formulée par l’Union européenne à travers les Grandes orientations des politiques économiques (les GOPE). Les GOPE 2018 adressées à la France préconisent en effet l’alignement des régimes du privé et du public pour réduire les dépenses publiques à hauteur de 5 milliards d’euros[4]. Une logique purement comptable est à l’œuvre alors que d’autres pistes de financement existent sans affaiblir le système social. Le gouvernement espagnol, dominé par les socialistes, vient par exemple de faire le choix d’instaurer une nouvelle taxe sur les banques pour tenter de combler le déficit du système des retraites et, plus généralement, de la sécurité sociale.

manifestationretraite2019
Manifestants et grévistes se disent prêts à aller jusqu’au bout : le retrait de la réforme.

Une machine à renforcer les inégalités… et à engraisser les complémentaires

« Si on ne fait pas une réforme profonde, sérieuse, progressive aujourd’hui, quelqu’un d’autre en fera une demain brutale, vraiment brutale », a prévenu Édouard Philippe pour tenter de faire passer la pilule d’un projet qui s’annonce loin d’être indolore. À moins que le gouvernement, à travers les annonces prévues mercredi, n’édulcore largement l’esprit de la réforme envisagée par le haut-commissaire aux Retraites, le risque que le système par points ne fasse aucun gagnant est réel. L’aspect le plus critique est la prise en compte de l’ensemble de la carrière professionnelle pour la détermination du niveau de pensions, puisque les cotisations versées tout au long de la vie seront converties en points pour nourrir une sorte de compte individuel. Contrairement au système actuel qui permet de déterminer le montant des cotisations en considération des salaires moyens des vingt-cinq meilleures années (pour les salariés du privé) ou des six derniers mois (pour les fonctionnaires) de la carrière, le système par points plombera mathématiquement tous les individus, nombreux, à avoir suivi une carrière erratique. Une période de chômage, une reprise d’études, une longue période de maladie ou d’invalidité, une année sabbatique auront des répercussions immédiates sur les futures pensions en affectant le nombre de points engrangés annuellement. Le calcul des pensions s’appuiera sur la valeur du point de retraite révisé à la baisse ou à la hausse par le gouvernement en fonction de la générosité de l’enveloppe allouée aux retraites…

« Les pays européens qui ont déjà fait le choix de ce type de système, à l’instar de la Suède ou de l’Allemagne, ont connu une baisse du niveau moyen de pensions, particulièrement sensible pour les carrières irrégulières, les femmes et les personnes handicapées »

Le principe de solidarité permettait à partir d’un « pot commun » (la caisse nationale d’assurance vieillesse) de distribuer des pensions proportionnées aux meilleurs rémunérations perçues durant toute la vie professionnelle, tout en s’appuyant dès sa création en 1946 sur un régime complémentaire obligatoire pour le secteur privé (Agirc/Arcco). Ce système mixte laissera donc la place à une logique purement individualiste qui ne favorisera que les carrières sans tâche. Les pays européens qui ont déjà fait le choix de ce type de système, à l’instar de la Suède ou de l’Allemagne, ont connu une baisse du niveau moyen de pensions, particulièrement sensible pour les carrières irrégulières, les femmes et les personnes handicapées.

La diminution du revenu des retraités assuré par le régime universel public menace en conséquence de plonger dans l’indigence une population déjà fragilisée (dépendance, problèmes de santé, solitude…). Dès cet été, un groupe d’experts avait dénoncé les simulations malhonnêtes proposées par le gouvernement et alerté sur le risque que la réforme porte préjudice à la quasi-totalité des futurs retraités[5].

La perspective de pensions maigres versées par l’État devrait en revanche donner le sourire aux organismes privés de retraites complémentaires. Les travailleurs aisés compenseront la faiblesse des pensions par la capitalisation, comme cela a été le cas en Suède[6]. La philosophie de la réforme Macron-Delevoye est bien d’amorcer une évolution vers la retraite par capitalisation en élargissant le marché dévolu aux assureurs privés et en ouvrant la porte aux fameux fonds de pension. Loin d’être envisagée pour servir l’intérêt général, la fin du système par répartition répond à une logique de libéralisation du marché des pensions au bénéfice du secteur financier.


Notes :
[1] Lire ou écouter la chronique de Daniel SCHNEIDERMANN, « Delevoye, BlackRock : oublis, lapsus et silence », arretsurimage.net, 9 décembre 2019.
[2] Rapport du COR, Perspective des retraites en France à l’horizon 2030, novembre 2019.
[3] Voir l’interview de l’ancien haut-fonctionnaire Patrick Stefanini dans Le Point : « On ne comprend rien à ce que raconte Jean-Paul Delevoye », 7 décembre 2019.
[4] Commission européenne, « Recommandation du Conseil concernant concernant le programme national de réforme de la France pour 2018 et portant avis du Conseil sur le programme de stabilité de la France pour 2018 », doc. COM(2018)409, 23 mai 2018.
[5] Catherine GASTÉ, « Réforme des retraites : tous perdants, conclut un collectif d’experts », leparisien.fr, 4 septembre 2019.
[6] Marion PERROUD, « En Suède, le big bang de la réforme des retraites à points a un goût amer, vingt ans après », challenge.fr, 5 décembre 2019.

Auteur : Gabriel Bernardon

Geek qui se soigne. Attraction-répulsion pour la politique. J'aurais voulu être un poète.

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