Publié dans de nombreux pays (mais pas en Turquie), Je ne reverrai plus le monde, le dernier ouvrage du journaliste et écrivain turc Ahmet Altan, se compose de ses textes de prison. Un livre bouleversant où l’on pénètre dans les tréfonds d’un esprit et d’un cœur endurcis et dignes qui se refusent à abdiquer face à la tyrannie.
Du fond de sa cellule dans laquelle il est emprisonné depuis septembre 2016 (avec un court répit d’une semaine en novembre 2019), le journaliste et écrivain turc Ahmet Altan lance une ode vibrante à la liberté et à la vie. Non, l’ancien rédacteur en chef du journal Taraf ne s’est pas résigné malgré son retour en prison depuis 3 mois. C’est rompu à l’adversité, confronté à l’horreur des prisons turques et englué dans l’injustice qu’il relève malgré tout la tête fièrement. Sa survie en prison est devenue le combat de sa vie ; à nous de savoir apprécier ses paroles. À nous de savoir ouvrir notre âme aux mots si justes, si forts, si musicaux d’un homme qui a passé sa vie à lutter pour la liberté de penser, d’agir, de critiquer vertement, d’aimer, de désobéir, de crier.
Rangeant dans un recoin de son esprit l’humiliation subie après avoir été accusé de participation au putsch manqué de 2016, il met toute son énergie vitale et son immense talent d’écrivain au service des lecteurs du monde entier avec lesquels il partage son quotidien en prison. D’un cageot noirci par la vétusté et la noirceur de la dictature émerge une lumière éclatante, un doux halo de poésie, un ruisseau intarissable et pur au milieu du malheur.
« Si vous faites preuve d’une réaction ou d’une parole inattendues alors c’est le réel lui-même qui se brise en miettes contre cette digue que votre esprit a farouchement dressée pour le contenir » (Ahmet Altan)
Ahmet Altan nous prévient cependant : dès qu’il fut jeté en prison, le combat intérieur a commencé. Rien ne fut évident. Garder son plein esprit, ne pas devenir fou, tels étaient ses buts ultimes à son arrivée entre ces quatre murs. C’est pourquoi, au moment même où il fut arrêté, il lança de manière « désinvolte » au policier : « Je ne fume que quand je suis tendu.» Ne pas céder un pouce de terrain à « la peur physique », « à la terreur psychologique ». Sinon, la guerre est perdue d’avance. Une réalité sordide – sa privation de liberté, la découverte de la cellule – lui éclate pourtant au visage. Ça y est, c’est un adieu au monde, à sa famille, à ses enfants, à l’amour de sa vie, aux plaisirs terrestres. Mais plutôt que de se laisser sombrer dans le désespoir, il préfère empoigner cette réalité par le col.
Ainsi écrit-il d’une plume alerte : « J’assistai de nouveau à ce phénomène qui veut que lorsque votre existence doit affronter une réalité comme par les eaux d’un torrent déchaîné, vous vous pliez à sa loi pour vous y adapter, naturellement […] Si vous faites preuve d’une réaction ou d’une parole inattendues alors c’est le réel lui-même qui se brise en miettes contre cette digue que votre esprit a farouchement dressée pour le contenir […] Dès lors, une force immense vous sera accordée. »
Le combat contre la folie
Ahmet Altan ne nie pas pour autant la difficulté immense qu’il y a à résister de la sorte, du fin fond d’une cellule. Au contraire, la frontière est souvent mince entre la lutte intérieure et la tentation de se laisser aller à l’apathie. Les minutes qui s’égrènent, lentes et sournoises, chaque jour, chaque nuit, comme un vieux disque brisé dont le silence vient étrangement faire siffler les oreilles… La folie qui guette. Le journaliste a failli être happé par cette dernière : « J’ai vu deux yeux. Deux yeux luisants comme du verre, implacables et froids, fixés sur un quelconque ennemi, comme les yeux d’un loup guettant sa proie dans une forêt toute bruissante. Ces yeux étaient en moi et ils me regardaient […] Il est des moments où l’être humain sent qu’il marche au bord de la folie ; j’en avais connu dans ma jeunesse. Il fallait faire un pas en arrière. Un pas de recul et je serai à nouveau du bon côté de la ligne à ne pas franchir, ai-je pensé. Les poumons me remontaient dans la gorge, ma trachée s’obstruait. »
Un stratagème de résistance face à la folie, radical mais efficace, vient alors à l’esprit de l’écrivain : il use de sa force mentale pour se concentrer sur l’idée de la mort, comme exutoire à ce trou noir de folie qui l’aspire irrésistiblement. « J’ai pensé à la mort. Et, mû par une sorte d’effort instinctif, j’ai réussi à ne pas lâcher cette idée de mort […] Étrangement, penser à ma mort m’a tranquillisé. J’allais mourir un jour. Et quelqu’un qui va mourir ne saurait craindre ce que la vie lui réserve. »
Ce passage du livre, où l’auteur dégoupille littéralement sa plume devenue fusil est haletant : les phrases très courtes, l’emploi de la voie active enserrent l’esprit du lecteur pour le faire fusionner avec celui de l’écrivain. Nos doigts crissent sur le papier malgré nous. À bout de souffle, nous nous interrogeons face à une question fondamentale : dans cette course contre lui-même, enfermé dans une geôle, abandonné en plein cœur d’une jungle kafkaïenne (il met bien en avant le côté contradictoire et surréaliste des interrogatoires), l’Homme peut-il conserver un semblant de raison, d’humanité et de souffle vital ? La réponse est oui : « Je m’accrochais à la mort, elle m’apaisait […] les yeux en moi se sont fermés. Le loup est parti. Je ne deviendrai pas fou. » Même si le doute persiste en lui : « Combien de jours, de semaines, d’années, arriverai-je à tenir agrippé à cette branche sans jamais la lâcher ? »
« Je m’accrochais à la mort, elle m’apaisait […] les yeux en moi se sont fermés. Le loup est parti. Je ne deviendrai pas fou » (Ahmet Altan)
Cette résistance mentale est toutefois mise à rude épreuve par la vie en prison.
La perte de l’identité et de la conscience de soi est un sujet auquel Altan se retrouve vite confronté. En effet, l’absence totale de miroir en prison n’est pas uniquement dû à des mesures de sécurité. L’auteur n’est pas dupe et en tire une formidable analyse sur la volonté, par les autorités, de pousser les prisonniers à oublier qui ils sont pour mieux les contrôler : « En regardant ce mur aveugle […] j’ai compris ce que signifiait vraiment, pour un homme, de contempler son propre reflet. Le miroir te regarde, il prouve que tu existes […] Quelque soit le concepteur de cet endroit, il l’avait conçu sciemment afin que les détenus y vivent sans visage […] Comme moi, tout le monde cherchait le sien […] Il avait suffi de nous enlever les miroirs pour nous éliminer. »
Se voir pour se rappeler son identité mais aussi être vu des autres. Lors d’un transport en bus, Altan révèle à quel point être vu par ses proches qui l’attendaient était essentiel. Un passage simple et empreint d’une tendresse mêlée de nervosité : « À cet instant, l’unique objectif de toute mon existence était de faire en sorte qu’ils me voient, aussi je m’évertuais à être vu d’eux […] J’ai agité le bras. Ils m’ont vu. D’abord leur sourire, puis leurs bras qui s’agitaient à leur retour. »
Ces très courts instants de bonheur, ces petits riens qui permettent de garder la tête hors de l’eau, Altan les trouve aussi dans les nombreux chemins éclairés de son esprit. Les rêves, en particulier, issus de sa force imaginative, représentent une barrière contre le mal du quotidien. Ils irriguent l’esprit endurci et douloureux à force de se contrôler. Rêves réalistes : « Une maison à la campagne, le calme, le bonheur. Un bureau silencieux, un beau jardin, un ruisseau qui coule à mes pieds. » ou impossibles : « Voyager dans le temps et l’espace, changer de siècle, d’âge et d’époque à ma guise. » Bien que totalement irréalisables, ces seconds types de rêve constituent une échappatoire mentale à la folie et au chagrin tel que l’écrivain et acteur Antonin Artaud l’avait parfaitement décrit dans Fragments d’un Journal d’Enfer : « L’espace d’une minute que dure l’illumination d’un mensonge, je me fabrique une pensée d’évasion, je me jette sur une fausse piste indiquée par mon sang. »
Connaître l’Homme
Néanmoins, le quotidien, bien que sombre, offre la possibilité à l’écrivain de se livrer à une meilleure compréhension de l’Homme. La prison est une aventure humaine qui regroupe, comme lui, des opposants politiques, des ennemis déclarés du gouvernement, des défenseurs de la liberté mais avant toute chose des hommes, êtres de passions et de valeurs. Vivre chaque jour avec des voisins qui nous ne ressemblent en rien, voilà une leçon de vie qui stimule l’esprit, lui permet de s’étirer afin de comprendre l’autre, même si l’on n’adhère pas à ses idées. À ce titre, les écrits d’Ahmet Altan se révèlent un appel à la tolérance. Une valeur à réaffirmer encore et toujours alors que nous traversons, dans nos sociétés, une période de retour à l’obscurantisme religieux pétri de violence et de haine.
Les voisins d’Ahmet Altan sont aux antipodes de lui-même : « Nous sommes trois dans une cellule. Deux hommes pieux et un incroyant. » Pour le premier, dit-il, « la religion […] est une part innée, naturelle et inaliénable de lui-même, physique autant que spirituelle. » Pour le second, la religion « est un grand amour, une passion qui a envahi son être. » Entre les deux, Altan déclare : « Si je ne crois pas en Dieu, l’idée de Dieu me fascine. »
« Et si je ne crois pas en Dieu, l’idée de Dieu me fascine » (Ahmet Altan)
L’auteur poursuit en formulant ses propres critiques à l’égard de Dieu, tout en se montrant totalement ouvert à la saine confrontation des idées puisqu’il discute avec ses deux voisins sur le sujet de la religion. L’un des deux se montre ainsi vexé par les critiques d’Ahmet Altan puis « comme le prophète Mahomet a dit qu’il n’est pas permis à un musulman de fuir son frère plus de trois jours, à la fin du troisième jour, nous étions réconciliés ». Le journaliste pointe au départ le caractère rétrograde d’un de ses voisins qui le juge mal du fait de son goût pour une émission de télévision avec des femmes en décolleté et mini-jupe. Puis, d’écoute mutuelle en discussions philosophiques, l’entente se fait bientôt entre les trois hommes et c’est une victoire de la tolérance et de la liberté, au sein même d’une prison, que l’on observe avec bonheur : « Bientôt, nous cohabitions sans réel problème. Notre cadet ne s’agaçait plus comme avant que je regarde des femmes danser à la télé. Et moi, j’avais accepté leurs sempiternelles prières comme une part intégrante de mon existence. »
Enfin, face aux espoirs déçus (jugement défavorable, retour en prison), l’écrivain rend un hommage à la littérature, un art qui change la vie et l’âme d’un homme passionné. Le passage de son jugement où il fait une analogie avec un personnage de son roman Comme une blessure de sabre, qui attend lui aussi d’être jugé, est particulièrement prenant et touchant. Il s’achève sur une phrase non moins émouvante qui scelle son destin : « Mon personnage et moi disparaissons dans les ténèbres. »
La force de la littérature
Ultime ressource face à ce coup du sort : l’écriture. Altan offre une magnifique leçon de vie à tous les amoureux de la littérature et des mots. Écrire, pour ne pas perdre la tête. Écrire pour rester en vie. Écrire pour partager, expliquer, émouvoir, informer, pour enjoindre à résister la tête haute. C’est un stylo qui constitue l’arme la plus profonde, celle qui ne tue pas, n’entrave pas, ne martyrise pas mais qui laisse des traces durables chez les hommes. Celle encore qui recouvre les cœurs du baume de la consolation et qui donne à chacun la force de surmonter cette « difficulté à vivre » inhérente à l’être humain selon la formule de Blaise Pascal. C’est sur ces mots qu’Ahmet Altan achève son chant d’espoir et de résistance : « J’écris cela dans une cellule de prison. Mais je ne suis pas en prison. Je suis écrivain. Je ne suis ni là où je suis, ni là où je ne suis pas. Vous pouvez me jeter en prison, vous ne m’enfermerez jamais. Car comme tous les écrivains, j’ai un pouvoir magique : je passe sans encombre les murailles. »
Ahmet Altan, Je ne reverrai plus le monde, textes de prison, Acte Sud, septembre 2019.
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