Les rédacteurs de Voix de l’Hexagone proposent une série « Un regard sur » des films qui les ont marqués et qui présentent un intérêt philosophique ou politique, comme ici L’Heure du loup d’Ingmar Bergman (1968).
L’Heure du loup ou l’engloutissement d’un homme par la folie. Une heure et vingt-quatre minutes de virtuosité concentrée et un jugement sans appel : il s’agit encore d’un grand Bergman. Un tourbillon d’élégance dans le morbide, un chef d’oeuvre dont on se nourrit goulûment, partagé entre l’éblouissement et le plaisir coupable.
Le scénario est en apparence aisé à suivre : un couple vit retranché sur une île, coupé du monde. L’homme se comporte de plus en plus étrangement et la femme, amoureuse transie, ne sait comment l’aider. Une simplicité illusoire, comme toujours chez Bergman. Le film ressemble à une pelote à moitié dénouée et composée de multiples fils qui vont être progressivement arrachés. Il n’est pas seulement question d’un couple mais plus précisément de sa déliquescence.
Johan et Alma sont les témoins impuissants des derniers feux de leur amour, des feux tièdes, vite dilués dans le tourbillon de péripéties dans lequel ils vont être pris. On observe d’ailleurs une disproportion flagrante des sentiments entre eux : Alma voue un amour inconditionnel, profond et pétri d’admiration pour Johan quand ce dernier fait preuve d’une froideur et d’un quasi désintérêt pour sa compagne. Centré sur lui-même, il oublie qu’un être empli de sentiments lui fait face.
Le spectateur assiste, impuissant, à ce déclin amoureux et au fossé qui se crée entre les deux héros. Fossé qui renferme tous les non-dits, les craintes, les tensions et qui va s’élargir à cause de trois éléments extérieurs : la folie qui envahit Johan, une foule de personnages secondaires qui participent à cette chute et la présence/absence d’une ancienne amante mystérieuse du peintre qui vient souffler sur les braises d’un amour fusionnel dont Johan n’a jamais fait le deuil.
« Sommes-nous fait, comme Johan le dit d’Alma, ‘d’une seule pièce, sentiments et pensées ?’ ou sommes-nous multiples, dangereusement divers ? Le film tend plutôt à prouver que l’homme porte en germes plusieurs identités qui bataillent sur fond de zones d’ombre et de touches de lumière. »
Cette brutale descente aux enfer, cette lutte du héros contre ses démons intérieurs est servie par une mise en scène et un esthétisme superbes. Les magnifiques clairs-obscures qui voilent une partie de la face de Johan participent à cette mise en exergue d’un homme viscéralement déchiré, amputé d’un morceau de lui-même.
Les gros plans sur le visage (procédé abondamment utilisé aussi pour les autres personnages) contribuent à mettre l’accent sur les regards perdus du peintre, sur la peur de sa compagne, sur la distance toujours plus grande entre eux. Les longs monologues nocturnes de Johan, qui craque allumette sur allumette, montrent un homme au bord du gouffre, à deux doigts de sombrer. Ainsi, chaque allumette craquée qui brille près de son visage éteint offre une dichotomie vie/lumière et mort/obscurité fascinante.
C’est ce qu’est Johan au fond : un être des ténèbres qui se métamorphose à l’heure du loup (dernière heure avant l’aube), contrairement à Alma qui est un être solaire, sain. La nuit, la folie qui avance dans l’esprit et dans l’âme du peintre l’emporte, ainsi que la jeune femme et le spectateur, dans une danse macabre. Alma le comprend et l’explique bien : les vieux couples finissent par se ressembler. En voulant comprendre Johan, elle-même se laisse toucher par la détresse de l’homme qu’elle aime plus que tout. Quant au spectateur, lui aussi est projeté dans l’intimité du couple. Plusieurs scènes, où Alma parle face à la caméra, en sont des exemples éloquents. La jeune femme s’adresse de façon intimiste au spectateur pour raconter son histoire. Ce dernier devient un témoin, un confident, un réceptacle des drames des héros. Avec ce choix de cadrage, Bergman pousse le spectateur à la limite du voyeurisme, sensation exacerbée encore une fois par les gros plans.
Cette danse de groupe se trouve renforcée par l’arrivée de personnages secondaires fantasques, malsains, incongrus, qui troublent le quotidien déjà passablement écorné du couple. Ils servent tous de révélateurs et de miroirs des troubles mentaux de Johan ainsi que de son éloignement d’Alma. Ils posent les jalons, marquent les étapes d’une folie qui va crescendo. Par exemple, la vieille dame qui apparaît inopinément dans le jardin face à la jeune femme l’incite à lire le journal intime de son compagnon, ce qui permet à Alma de pousser la porte des fantasmes morbides de Johan et des maux qui le rongent.
Un cauchemar perpétuel
Cette danse macabre s’accélère quand le couple passe une soirée dans un château. Le balayage rapide de la caméra qui glisse sur les visages de plusieurs personnages grotesques laisse voir toute la noirceur et la bêtise humaines (vieille baronne fétichiste et nymphomane), tout en perdant le spectateur. En effet, le regard de celui-ci tente de suivre les mouvements de la caméra, tandis que son oreille tente de se frayer un chemin dans le brouhaha des discussions stériles. Johan aussi est perdu dans ce tumulte qui alimente ses démons et ses crises de nerfs. Au milieu de ce bourdonnement, le couple semble prisonnier d’un silence (lequel existait déjà entre eux). Sensation ressentie d’autant plus fortement quand le spectateur s’interroge vite sur la place et le rôle de ces personnages tout droit tirés d’un film d’horreur.
En témoigne le passage effrayant où la vieille dame apparue précédemment à Alma retire son chapeau et arrache son visage en même temps. Or, le visage est un élément crucial de la construction de l’identité. L’opposant politique turc Ahmet Altan l’explique parfaitement dans le cas des prisonniers1 : « J’ai compris ce que signifiait vraiment, pour un homme, de contempler son propre reflet. Le miroir te regarde, il prouve que tu existes […] Quel que soit le concepteur de cet endroit, il l’avait conçu sciemment afin que les détenus y vivent sans visage […] Comme moi, tout le monde cherchait le sien […] Il avait suffi de nous enlever les miroirs pour nous éliminer. » Dans le film de Bergman, on peut affirmer que, d’une certaine manière, c’est sa propre identité que Johan perd face à cette vieille dame hallucinée sans visage. Identité viciée par la folie.
Qui est-on réellement ? C’est une autre interrogation fondamentale de L’Heure du loup. Sommes-nous fait, comme Johan le dit à propos d’Alma, « d’une seule pièce, sentiments et pensées » ou sommes-nous multiples, dangereusement divers ?
Le mystère de l’amante passionnelle
Le film tend plutôt à prouver que l’homme porte en germes plusieurs identités qui bataillent sur fond de zones d’ombre et de touches de lumière. Johan en est l’illustration : il est l’homme qui vit une relation tranquille, tiède, avec Alma et aussi l’artiste devenu fou, secret, farouche, hanté par son amour ancien pour la vaporeuse Veronika Vogler (Ingrid Thulin parfaite dans le rôle de la vamp perverse). Un personnage secondaire, qui apparaît peu mais qui prend tellement de place, qui joue un tel rôle dans la vie du couple qu’il en devient central. C’est lors de la rencontre (réelle ou rêvée…?) du héros avec cette ex-amante que le mélange de la folie, de l’horreur et de l’érotisme sale atteint son paroxysme.
Bergman use alors de références vampiriques pour appuyer la victoire de la folie et la voracité sexuelle, comme dans la scène où Veronika est étendue nue sur un lit de pierre avec un Johan travesti et la bouche ourlée de rouge à lèvres baveux. Moment terriblement électrisant, en termes de créativité. Entre sensualité sordide, perte de l’identité et dernier souffle de l’amour, le spectateur est en apnée tout au long du film, d’autant plus que le réalisateur réserve bien des aventures à ses personnages. Chaque minute est une délicieuse surprise, un combat contre l’éphémérité de l’amour. Chaque seconde est un coup au cœur du spectateur qui ressent alors tout le poids des peurs et des sentiments humains universels peser sur ses frêles épaules.
Étrange, inattendu, L’Heure du loup est un troublant miroir de l’âme humaine et des palpitations amoureuses. Et c’est quand on peut enfin respirer qu’on éprouve de la nostalgie pour cet étau dangereux et dérangeant dans lequel Bergman nous maintenait solidement.
(1) Ahmet Altan, Je ne reverrai plus le monde. Textes de prison, Acte Sud, septembre 2019.
Un film que j’ai vu il y a de nombreuses années. À la lumière de cette brillante analyse, je vais m’empresser de le revoir très vite. Merci pour votre article.
Brune
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