
[Chronique électorale – VII] Révolution : la gauche se réveille ! Mais peut-elle encore combler ses fractures profondes et entraîner une cohabitation à l’issue des législatives du mois de juin ? Gabriel Bernardon reprend sa chronique électorale pour évoquer les espoirs et les doutes suscités par la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes) à l’initiative de Jean-Luc Mélenchon.
Trop confiant en son irrésistible succès, le président fraîchement réélu avait sans doute mal anticipé le réflexe de survie de ses adversaires. Le premier, mais le moindre, à sa droite, avec le ralliement beaucoup plus difficile qu’escompté d’une partie des députés Les Républicains manœuvrés en coulisse par Nicolas Sarkozy. Tout se perd, y compris la capacité de nuisance de l’ancien chef de l’État parmi ses propres troupes. À ce stade, aucun mouvement spectaculaire n’est amorcé et la majorité présidentielle pourrait au final se contenter d’une dizaine d’élus d’appoint issus des rangs LR, parmi lesquels le député poids plume de l’Essonne Robin Reda, candidat à sa propre succession sous les couleurs d’Ensemble, la confédération présidentielle. Plus encore, Emmanuel Macron a été pris de court par la réorganisation de la gauche sous l’impulsion de Jean-Luc Mélenchon. L’agacement observé dans le clan macroniste en dit long sur le prurit que lui cause la constitution improvisée d’une union législative des principaux partis de gauche.
Un coup politique réussi
Lancé avant même le vote du 24 avril, l’appel de Jean-Luc Mélenchon à la mobilisation en vue d’un « troisième tour » pour l’ « élire Premier ministre » relevait initialement de la grosse ficelle. La contrepartie auprès de ses électeurs d’un encouragement, certes toujours implicite mais nettement plus appuyé qu’en 2017, à voter Macron contre Le Pen a donc été la promesse pieuse d’un succès à venir. Pour le dire autrement, le cri de ralliement pour les législatives a permis aux Insoumis de « faire barrage » au RN sans trop de mauvaise conscience. Emmanuel Macron leur doit le score confortable qui le légitime puisque 42 % des électeurs de Jean-Luc Mélenchon ont glissé un bulletin à son nom dans l’urne au second tour. Force est de constater que le troisième homme de la présidentielle a tout fait par la suite pour passer de la posture au projet constitué : celui d’une union de gouvernement. Pour la première fois depuis le bouleversement partisan de 2017, une dynamique de recomposition est à l’œuvre et les lignes vont être amenées à bouger, par un effet de dominos. S’il ne fallait retenir qu’une seule raison pour laquelle cette alliance apparaît comme une bonne nouvelle, ce serait bien celle-là.
Malgré un nouvel échec à la présidentielle, Mélenchon a réussi la première étape de son prochain pari en prenant l’ascendant sur l’ensemble de ses rivaux à gauche. La répartition des forces au sein même de la Nupes est évocatrice : 326 circonscriptions (soit 56,50 % du total de 577) reviennent aux candidats de la France insoumise. Les écologistes obtiennent 100 circonscriptions, le Parti socialiste 70 seulement et le Parti communiste 50. Associées dans un esprit de coalition gouvernementale, les composantes de la Nupes auront donc la possibilité de constituer leur propre groupe parlementaire à condition de disposer d’au moins 15 élus. Pour l’heure, les intentions de vote recensées par les différents instituts de sondages laissent espérer à la Nupes une première place en nombre de voix au soir du premier tour, devant Ensemble.
Une cohabitation est-elle seulement possible ?
Il n’y pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne. Le mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours pour la désignation des députés de l’Assemblée nationale pose une difficulté majeure aux forces de gauche. Même un très haut score obtenu le 12 juin n’empêcherait pas les candidats de la Nupes, dépourvus de réserves de voix, de s’incliner en masse une semaine plus tard devant leurs adversaires, les candidats macronistes (dans la majorité des cas), LR ou RN. La Nupes pourrait en revanche tirer les bénéfices des triangulaires, une configuration grâce à laquelle ses adversaires se neutraliseraient partiellement… Pour Jean-Luc Mélenchon et ses troupes, l’enjeu de cette campagne sera d’inciter les Français à la mobilisation, puisque la qualification au second tour est conditionnée, dans chaque circonscription, à l’obtention d’au moins 12,5 % des suffrages des électeurs inscrits sur la liste électorale. Autrement dit, un fort taux d’abstention augmenterait mécaniquement le niveau du seuil de qualification au second tour et réduirait du même coup le nombre de triangulaires.
« Même un très haut score obtenu le 12 juin n’empêcherait pas les candidats de la Nupes, dépourvus de réserves de voix, de s’incliner en masse une semaine plus tard devant leurs adversaires. La Nupes pourrait en revanche tirer les bénéfices des triangulaires, une configuration grâce à laquelle ses adversaires se neutraliseraient partiellement… »
Une lecture réaliste des cartes électorales conduit donc à estimer extrêmement improbable une victoire de la Nupes et une cohabitation imposée à Emmanuel Macron, sauf à croire en la démobilisation de l’électorat macroniste (improbable) et en un basculement d’une partie significative des électeurs du RN sur l’opposition de gauche (également improbable). Sur ce dernier point, la stratégie politique qui aura été celle de Jean-Luc Mélenchon ces quatre dernières années montre ses limites. Les tensions avec le PCF autour de l’investiture du journaliste Taha Bouhafs à Vénissieux – finalement retirée in extremis à la veille de sa mise en cause dans des affaires d’agressions sexuelles – est symptomatique des dérives qui menacent l’équilibre de l’alliance. L’objectif de captation des voix de l’électorat des banlieues populaires défini par la France insoumise s’est accompagné, depuis 2017, d’un relâchement assumé de la position jacobine et laïque qu’incarnait auparavant le Front de Gauche. Ce ne serait rien si ce changement de doctrine en faveur de courants dits intersectionnels n’était accompagné d’une tolérance aux discours communautaristes et racialistes par nature clivants. Ce faisant, la France insoumise s’expose à trois dangers majeurs. Le premier est se retrouver limitée dans sa capacité de progression électorale parmi les classes populaires en donnant le sentiment de s’intéresser aux problématiques identitaires d’une partie seulement d’entre elles. Qu’on songe par exemple que près de 34 % des Français les plus modestes ont porté leur choix sur Marine Le Pen (contre 24,2 % sur Jean-Luc Mélenchon) le 10 avril dernier et même que 32,4 % des électeurs sans emploi ont préféré Emmanuel Macron au candidat de l’Union populaire (17,1 %)… Le deuxième danger pour les Insoumis est de provoquer, par leur perméabilité à ces thèses identitaires, un éclatement rapide de la Nupes tant on sait les écologistes divisés en la matière et les socialistes et communistes désormais engagés dans un mouvement diamétralement opposé de retour aux fondamentaux républicains. Enfin, troisième danger, Jean-Luc Mélenchon et ses proches prêtent le flanc aux attaques venues de la droite et du centre, qui ont beau jeu de leur reprocher leur complaisance à l’égard de l’islamisme, de l’antisémitisme ou de la cancel culture. La critique est outrancière et en grande partie injuste tant la France insoumise ne saurait être réduite à l’un de ses courants minoritaires. Mais Jean-Luc Mélenchon n’a, hélas, rien fait pour dissiper les ambiguïtés et il en paie aujourd’hui le prix[1].
S’opposer en Macronie
Le spectre de l’islamisme est l’une des peurs agitées par la majorité sortante pour couper l’herbe sous le pied de la Nupes. LREM, désormais rebaptisée pompeusement Renaissance, ainsi que ses relais médiatiques se mobilisent contre Jean-Luc Mélenchon dans un élan de diabolisation qui rappelle fâcheusement la déferlante des déclarations catastrophistes contre Marine Le Pen durant l’entre-deux tours de la présidentielle. Les Insoumis découvrent, à leur corps défendant, que ceux-là même qui avaient quémandé leurs suffrages pour permettre à Emmanuel Macron d’être réélu confortablement les assignent désormais dans le même camp d’infamie que l’extrême droite. Jamais en manque d’inspiration lorsqu’il s’agit de clouer au pilori tout ce qui émane de la gauche, le magazine Le Point décrit ainsi Jean-Luc Mélenchon en Une de son numéro du 12 mai 2022 : « Europhobie, nationalisme, charlatanisme économique, goût pour les dictateurs… L’autre Le Pen ». Le réquisitoire serait ridicule s’il n’était pas représentatif de la dérive illibérale d’une élite « extrême-centriste », pour reprendre l’expression d’Emmanuel Macron lui-même[2], qui ne tolère plus guère l’existence dans le débat public d’un discours contraire au sien, d’où qu’il vienne. Ce dédain pour les oppositions en général, inédit sous la Ve République, doit être mis en perspective avec l’évolution déjà ancienne du regard porté sur les mouvements de grève et les manifestations par les représentants politiques de droite et du centre et par les médias de masse. Quand s’opposer au gouvernement devient progressivement, fallacieusement et délibérément synonyme de sédition ou de menace contre l’ordre établi (ou contre « la République », avec toute la grandiloquence accordée à ce terme), l’autoritarisme n’est jamais loin.
« Les Insoumis découvrent, à leur corps défendant, que ceux-là même qui avaient quémandé leurs suffrages pour permettre à Emmanuel Macron d’être réélu confortablement les assignent désormais dans le même camp d’infamie que l’extrême droite »
La virulence des attaques doit surprendre Jean-Luc Mélenchon lui-même. L’inflexion donnée à certains points de son programme de 2017, notamment sur la question de « l’opposition aux traités européens », a été sans effet sur la défiance du camp dominant qui ne ménage pas ses tirs d’artillerie… auxquels se mêlent d’ailleurs ceux du RN[3] ! Aussi agressifs soient-ils, les partisans du président réélu n’envisagent pas sérieusement une victoire de la Nupes aux législatives. Tout cela relève bien de la théâtralisation politique. Ils peuvent toutefois craindre que l’initiative de Jean-Luc Mélenchon prive Emmanuel Macron d’une majorité confortable à l’Assemblée nationale. Il est vrai que le chef de l’État ne part pas avec les mêmes atouts que lors de son accession au pouvoir en 2017. Une partie de ses députés a choisi de ne pas se représenter quand une autre s’est discréditée (incompétence notoire, affaires judiciaires, absence totale d’indépendance vis-à-vis de l’exécutif…). Enfin, les chiffres ne mentent pas : selon les mesures de l’institut Elabe, aucun état de grâce ne profite au Président, qui enregistre le plus faible niveau de confiance à l’issue de son élection (34 %) depuis la création de ce baromètre en 1995. Le même sondeur indique que 61 % des électeurs interrogées jugent préférable qu’il n’obtienne pas de majorité en juin prochain.
Dans un tel contexte, si elle parvient à maintenir sa cohésion et qu’elle désamorce intelligemment les polémiques que ne manqueront pas d’alimenter ses adversaires au cours de la campagne, la Nupes sera en mesure de jouer les troubles fêtes. Jean-Luc Mélenchon n’entrera pas à Matignon, mais ses troupes pourront, dans le meilleur des cas, constituer une opposition substantielle et suffisante pour glisser des bâtons dans les roues d’Emmanuel Macron. Il faudra savoir s’en satisfaire.
Notes :
[1] Lire notre recension du livre d’Hadrien Mathoux, Mélenchon : La Chute, qui évoque notamment cet aspect de l’évolution idéologique au sein de la FI.
[2] Le 18 avril 2022 à l’antenne de France Culture, Emmanuel Macron a qualifié son propre projet politique comme étant « d’extrême-centre ».
[3] Entre autres déclarations ineptes, Marine Le Pen a notamment affirmé que Jean-Luc Mélenchon pouvait « transformer l’Assemblée nationale en ZAD avec les défenseurs des Black blocks, des burkinis » (RTL, 11 mai 2022).