Premier adjoint délégué au dialogue citoyen à la mairie de Nantes et directeur de l’Observatoire de l’efficacité de l’action publique, Bassem Asseh assume à gauche une ligne républicaine, universaliste et
émancipatrice. Loin d’un quelconque goût pour « l’accommodement raisonnable », il défend avec fermeté la laïcité, seule à même de réunir dans une même citoyenneté les Français d’horizons divers. À contre-courant d’une grande partie des gauches, il plaide pour une régulation juste et équilibrée de l’immigration, afin d’assurer l’intégration la plus satisfaisante possible au sein de la République. Entretien.

Propos recueillis par Ella Micheletti.


Voix de l’Hexagone : Né au Liban en 1974, vous vous êtes installé en France, à Lyon, en 1990, où vous avez poursuivi vos études (lycée, classe préparatoire, école de commerce). Vos idées et valeurs de gauche étaient-elles déjà présentes dans un terreau familial au Liban ou sont-ce votre départ et votre intégration en France qui les ont surtout nourries ?

Bassem Asseh : Un peu des deux, je dirais, parce que je suis né au Liban cinq mois avant le début de la guerre dite civile. Cela veut dire que j’ai passé les seize premières années de ma vie dans un contexte de guerre civile, c’est-à-dire avec un État extrêmement faible et des milices confessionnelles communautaires assez fortes, voire même de plus en plus fortes avec les années. Mon attachement à l’idée d’État fort vient de cette époque-là, tout comme, probablement, mon attachement à la laïcité même s’il n’était peut-être pas aussi explicite que quelques années plus tard.

Si l’on considère que la gauche est un champ politique qui souhaite, d’une part, défendre, voire promouvoir un État qui a un rôle à jouer dans la société, dans l’économie, et que, d’autre part, l’universalisme et la laïcité font l’égalité entre les citoyens, alors oui, mon attachement à la gauche date de cette époque-là.

Il y a un troisième élément qui de même date de cette période-là. Vers la fin des années 1980 – je devais avoir quatorze ou quinze ans – j’ai découvert les pièces de théâtre d’un artiste qui s’appelle Ziad Rahbani, qui se trouve être le fils de Faïrouz, une chanteuse très connue. Il est musicien de jazz. Au Moyen-Orient, à cette époque-là, le jazz était un peu la culture underground. Et il est aussi auteur de pièces de théâtre et comédien. Ses pièces de théâtre racontent l’histoire du Liban des années 1970 et du début des années 1980, sous un prisme marxiste. Il décrivait les difficultés de la société libanaise au travers une lecture marxiste, c’est-à-dire les conditions matérielles de la vie et les difficultés que peuvent avoir les pauvres dans une société qui favorise des riches.

Ces trois aspects – l’État fort d’une part, la laïcité et l’universalisme d’autre part, et enfin cette lecture marxiste de la guerre civile – ont fait que j’étais probablement déjà de gauche avant de m’en rendre vraiment compte. Et une fois arrivé en France, tout cela s’est confirmé petit à petit.

Quels ont été et quels sont toujours vos principaux modèles politiques de gauche au XXe siècle ?

Plutôt des gens qui n’ont pas beaucoup exercé le pouvoir… ou en tout cas pas longtemps. Un homme de gauche des années 1990 vous dirait naturellement François Mitterrand. Ce n’est pas nécessairement mon cas. Relativement vite, je me suis rendu compte du fameux tournant de 1983 de François Mitterrand, que la gauche mettait sur un piédestal au moment où je suis arrivé en France, au début des années 1990. J’ai rapidement réalisé les conséquences que ce tournant avait sur la façon dont la gauche exerçait le pouvoir. Je n’avais pas de détestation pour Mitterrand, bien évidemment. Il est le premier homme de gauche à devenir président de la Ve République, ce n’est pas rien. Il a été un espoir sur un paquet de sujets, avec des résultats, mais il est aussi synonyme de désillusions sur un certain nombre d’autres problématiques.

« Relativement vite, je me suis rendu compte du fameux tournant de 1983 de François Mitterrand, que la gauche mettait sur un piédestal au moment où je suis arrivé en France, au début des années 1990. »

Je n’ai pas voté en 1992 parce que je n’étais pas encore naturalisé, mais probablement que, si j’avais voté, j’aurais voté pour le traité de Maastricht, tout en étant assez sensible au discours d’un Philippe Séguin ou d’un Jean-Pierre Chevènement à l’époque. En tout cas, dans la période années 1970-80 jusqu’à aujourd’hui, dans la gauche française, les deux personnalités qui m’ont le plus marqué sont Jean-Pierre Chevènement et Jean Poperen.

Vous êtes connu comme le premier adjoint à la maire PS de Nantes, Johanna Rolland. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous engager en politique ?

Excellente question. Je m’intéressais déjà à la politique quand j’étais au Liban. Et c’est normal, quand on vit dans le contexte d’une guerre civile, de s’intéresser à la politique. Quand je suis arrivé en France, j’ai transformé cet intérêt pour la politique libanaise en un intérêt pour la politique française, qui était évidemment beaucoup plus pacifiée, civilisée, etc.

Néanmoins, je n’ai pas pu m’engager immédiatement en politique, simplement parce qu’il y avait déjà un certain effort à faire pour s’intégrer dans la société française, pour se faire de nouveaux amis, pour acter le fait que je ne retournerai pas vivre au Liban. Il fallait donc tourner la page, ce qui n’était pas évident à gérer. Je devais m’acclimater à ce nouveau contexte culturel dans lequel j’allais faire ma vie. Cela nécessitait des efforts.

C’est pourquoi je n’ai pas fait davantage d’efforts du côté de l’intégration politique partisane. Toutefois, j’ai continué à m’intéresser, j’ai suivi les campagnes électorales de près, j’ai débattu avec les nouveaux amis que je m’étais faits en arrivant en France. En 2007, lors de la primaire avec Ségolène Royal, Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius, j’ai adhéré au Parti socialiste. J’y suis resté pendant moins de deux ans. Je ne considère pas qu’à cette époque, je suis vraiment devenu adhérent du parti, puisque je l’ai fait sans vraiment avoir le temps de participer. J’ai relativement vite cessé de cotiser. Par ailleurs, il n’est pas facile de dégager du temps quand on a une vie de famille, des enfants et qu’on habite à Paris, surtout quand on n’a pas mal de déplacements professionnels. Idem quand je me suis installé à Nantes : emménager dans une nouvelle ville, avoir des déplacements professionnels, créer un nouveau cadre amical… Tout cela prend du temps. C’est seulement à partir de 2011 que je considère que je me suis vraiment engagé en politique, par le biais de quelques amis que j’ai eu l’occasion de retrouver ou par des amis nouveaux que je me suis faits, notamment à travers les réseaux sociaux.

J’ai notamment retrouvé une ou deux personnes de mon époque lyonnaise – puisque j’ai vécu un peu à Lyon – et elles étaient déjà engagées en politique. Elles m’ont incité à m’engager à mon tour. J’ai adhéré au Parti socialiste, sans considérer que j’allais être élu un jour, parce que je pensais qu’il fallait être adhérent et militant de longue date, connaître plein de gens, pour pouvoir un jour devenir élu. Puis les choses se sont accélérées. En 2013, à la veille des élections municipales de 2014, je me suis retrouvé sur la liste de Johanna Rolland, en position éligible. Quand notre liste l’a emporté en mars 2014, elle m’a demandé d’être adjoint.

Vous défendez une ligne de gauche républicaine sociale et laïque, loin des accommodements dits « raisonnables ». Toutes les gauches ne partagent pas cette ligne. Est-ce que ce combat pour la laïcité est difficile à mener au quotidien sur le plan local et national, et pourquoi en vaut-il encore la peine ?

Je suis issu d’une famille en partie musulmane sunnite, en partie chrétienne orthodoxe. C’est quelque chose que je n’évoquais pas jusqu’à maintenant. Puis, je me suis dit qu’il fallait le verbaliser. La raison pour laquelle je suis vraiment attaché à la laïcité, c’est simplement parce que j’ai vécu dans un contexte où l’attachement premier des citoyens n’est pas à leur citoyenneté, n’est pas à l’État dont ils sont les citoyens, mais plutôt un attachement premier à des communautés confessionnelles. Or, je me suis construit par un attachement à la citoyenneté au-delà des différences communautaires. Cette dimension citoyenneté m’a conduit à la laïcité. Cette dernière permet à chaque citoyen d’être considéré en sa qualité de citoyen, et non dans une autre qualité, dans une autre identité. C’est pour ça que la laïcité joue un rôle très important.

Dans une enquête commandée fin 2023 par les sociologues Philippe Portier et Charles Mercier à l’institut Kantar, il ressort que les 18-30 ans ont de moins en moins de réticences à voir des signes ostensibles de religion dans l’espace public, contrairement à leurs ainés. Comment expliquer ce rapport défiant des jeunes à la laïcité et leur défense du morcellement des identités ?

La réponse relève de plusieurs dimensions, à mon avis. Je pense qu’il y a une tranche d’âge, probablement la fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte, où l’on se cherche une forme d’identité, qu’on se construit soi-même. Les jeunes gens d’aujourd’hui considèrent qu’afficher et affirmer son identité est normal. Pour certains, cette identité peut avoir une dimension religieuse plus ou moins forte. En partant de ce postulat, on peut imaginer que, pour les jeunes gens de cette tranche d’âge-là, quelque chose qui vient encadrer cet affichage identitaire peut être considéré comme une contrainte contraire à la liberté. En réalité, cet encadrement est la condition même de la liberté. Je vais sortir un peu du cadre de la question pour être clair. Il y a deux définitions de la liberté, pour schématiser. Comme l’explique le philosophe et théoricien irlandais Philip Pettit, il existe la liberté qui est non-domination et la liberté qui est non-interférence.

« La liberté qui est non-interférence est celle où personne ne doit interférer dans mes décisions, dans mes choix. Il s’agit de la liberté libérale. Et la liberté non-domination admet l’idée qu’il puisse y avoir des interférences qui justement garantissent la non-domination. C’est ce qu’on pourrait qualifier de liberté républicaine. »

La liberté qui est non-interférence est celle où personne ne doit interférer dans mes décisions, dans mes choix. Il s’agit de la liberté libérale, pourrait-on dire. Et la liberté non-domination admet l’idée qu’il puisse y avoir des interférences qui justement garantissent la non-domination. C’est ce qu’on pourrait qualifier de liberté républicaine. En réalité, quand on prend ces deux définitions de la liberté et qu’on les applique à la question de la laïcité, nous voyons vite qu’il peut y avoir deux façons de lire la laïcité : soit comme quelque chose d’embêtant pour la liberté individuelle, parce que nous cherchons à encadrer un certain nombre d’identités, notamment d’identités religieuses ; soit nous la considérons comme une application de la liberté républicaine. Cette interférence permet d’éviter la domination. Mon identité n’est pas plus forte que la vôtre, et la vôtre n’est pas plus forte que la mienne.

Dans une solide note écrite pour la Fondation Jean-Jaurès en 2024 intitulée La gauche et l’immigration. Retour historique, perspectives stratégiques, vous appelez les gauches à se saisir de ce sujet important, sans quoi elle perdra définitivement la bataille culturelle. Pourquoi ? Ne vous sentez-vous pas souvent isolé à gauche précisément ?

Le sujet n’est pas évident à aborder. Très vite, on peut se retrouver catalogué comme abordant un sujet monopolisé par l’extrême droite. Ainsi, si nous l’abordons, on peut parfois nous reprocher ne serait-ce que de favoriser l’extrême droite. Moi, je pars d’un constat assez simple. Si je suis engagé en politique, c’est parce que je considère qu’il n’y a pas de bataille perdue d’avance. Nous sommes dans une logique de politique démocratique dans cette partie du monde. Les seules batailles qui sont perdues d’avance sont celles que l’on ne mène pas.

Quand je dis « mener une bataille », c’est mener une bataille vis-à-vis de l’électorat qui est capable – parce qu’adulte, parce que raisonnable, parce que rationnel – d’entendre des arguments pour le convaincre qu’il existe telle ou telle solution à tel ou tel problème. Si on fait de la politique, c’est justement pour aller convaincre les électeurs que les solutions que l’on porte, que l’on propose, peuvent résoudre le problème qui se pose, quel que soit le sujet dont on parle.

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Pour comprendre la régulation, prenons un sujet qui n’a « rien à voir » : les panneaux photovoltaïques. Il n’y a quasiment plus de fabricants de panneaux photovoltaïques en France, simplement parce que la Chine a une force de frappe qui lui permet de produire à des tarifs qui défient toute concurrence. D’un seul coup, les panneaux photovoltaïques qui arrivent ici sans aucune régulation vont faire en sorte que les usines françaises qui fabriquent des panneaux photovoltaïques ferment, tout simplement parce qu’elles ne peuvent pas rentabiliser leur production. Voilà un cas où la gauche défend la régulation. Il y a d’autres cas où la gauche défend à raison la régulation. Elle réclame aussi la régulation s’agissant des mouvements de capitaux. Par exemple, l’optimisation fiscale – qu’on pourrait aussi qualifier d’évasion fiscale, tout dépend où on se situe – existe parce que les mouvements de capitaux sont relativement libres, voire même très libres. De même, sur le temps de travail, il y a aussi une régulation, il y a des règles qui s’appliquent pour le temps de travail dans ce pays, pour tous les salariés dans ce pays. En revanche, quand on évoque une régulation de l’immigration…

En effet, les gauches soutiennent des régulations de capitaux et de biens mais non de l’immigration…

On ne veut pas de régulation là-dessus. Si une personne n’a pas l’autorisation de travailler en France, l’employeur va la recruter dans des conditions de travail qui ne sont pas équivalentes à celles du travailleur qui a l’autorisation de travailler ici. Donc il y a une forme de concurrence qui est déloyale et qui est du fait de l’employeur, pas du fait de l’employé évidemment.

L’employé, lui, qu’il soit autorisé ou non à travailler, ne choisit pas de se retrouver en concurrence avec quelqu’un pour lequel on n’applique pas les mêmes conditions de travail. C’est l’employeur qui a intérêt à avoir une force de travail qui soit moins chère, moins qualifiée, pour laquelle il y a moins de droits. C’est pourquoi j’estime, dans cette logique, que nous devons avoir une régulation des flux migratoires.

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De plus, je pense que la question de l’immigration est intimement liée à la question de l’intégration. Si on veut investir dans l’intégration, nous avons besoin de savoir au moins de manière approximative le nombre de personnes qui entrent sur le territoire, de manière à ce qu’on mette en place les conditions d’intégration de ces personnes. L’intégration implique toute une série d’actions : les crèches, les écoles, l’apprentissage du français, la formation professionnelle, les logements, la répartition sur le territoire, de manière à éviter de se retrouver avec une forte concentration de personnes en difficulté, dans des endroits qui eux-mêmes sont déjà en difficulté d’un point de vue économique et social… C’est pour ça qu’il est important de réguler les flux et de planifier les entrées sur le territoire, pour mieux planifier les investissements en termes d’intégration. La gauche apprécie en général la planification… Tout cela, pour moi, est un discours de gauche. Si on laisse ça à l’extrême droite, c’est une erreur monumentale.

Comment expliquez-vous que les gauches françaises semblent à ce point bloquées ?

L’une des difficultés d’aujourd’hui est que la gauche se trouve éclatée, morcelée en plusieurs parties qui ont un poids à peu près équivalent, plus ou moins 5%. Il n’y a personne qui peut imposer son point de vue.

Le PS n’est plus hégémonique, et il n’était déjà plus trop à l’aise avec cette question depuis les années 1980-90. Le PS pourrait prôner une politique à la fois de régulation des flux, mais aussi d’investissement dans l’intégration et donc dans la citoyenneté. Parce qu’au bout du bout, c’est la citoyenneté qui est l’objectif de ceux qui restent dans ce pays. Le PS pouvant plus imposer son point de vue – si tant est que son point de vue soit régulationniste, mais en admettant qu’il l’est – ce sont les autres partis aussi qui cherchent à imposer leur point de vue. Or, pour certains, la question des frontières pose problème, parce qu’ils estiment que nous sommes tous citoyens du monde et que les frontières n’ont aucune raison d’être, que c’est quelque chose de tout à fait artificiel. Je peux aussi les comprendre : ils portent également un point de vue humanitaire. Quand quelqu’un arrive dans un bateau de fortune, on ne va pas le laisser sombrer dans la Méditerranée ou dans la Manche. Néanmoins, nous devons aussi prendre en compte cette idée de régulation car fixer des règles, c’est aussi ça le rôle de la politique dans une démocratie.

« Pour certains, la question des frontières pose problème, parce qu’ils estiment que nous sommes tous citoyens du monde et que les frontières n’ont aucune raison d’être, que c’est quelque chose de tout à fait artificiel. »

Nous sommes dans un monde où le flux des êtres humains est plus important que par le passé. Ce n’est pas un drame mais il faut juste le prendre en compte et mettre en place les règles pour faire en sorte que tout se passe bien. Et pour que tout se passe bien, il faut que le nombre de personnes qui entrent soit régulé de manière démocratique. Tout comme ceux qui disent qu’il ne faut pas de frontières se trompent grandement – parce qu’il n’y a pas de règles du jeu démocratique si il n’y a pas un périmètre géographique défini -, ceux qui sont pour un « zéro flux migratoire » se trompent aussi grandement parce qu’il y a toujours eu des mouvements de population. Et a fortiori, dans le cadre de la mondialisation dans laquelle nous vivons depuis quarante ans, nous n’allons pas l’arrêter du jour au lendemain. On pourrait le vouloir, mais factuellement, ce n’est pas possible.

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