Emmanuel Maurel : « La laïcité est une conception militante, une doctrine d’émancipation »

Photo E. Micheletti

Figure de l’aile gauche du Parti socialiste, Emmanuel Maurel l’a quitté en 2018 pour co-fonder la Gauche républicaine et socialiste. Il est également député européen (groupe GUE/NGL, délégation France insoumise). Il se confie à VdH sur les gauches, l’universalisme, la laïcité, l’Union européenne et les luttes sociales.


Propos recueillis par Ella Micheletti.

Voix de l’Hexagone : Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, le paysage politique français a éclaté. En octobre 2018, vous avez quitté le Parti socialiste pour fonder, quelques mois plus tard, la Gauche républicaine et socialiste (GRS). Quelle sont les valeurs qui sous-tendent ce nouveau parti et ses objectifs ?

Emmanuel Maurel : La GRS est un parti politique autonome, libre de ses choix stratégiques, électoraux, idéologiques. Elle a déjà présenté des candidats aux élections municipales et le fera à nouveau aux prochaines élections locales. Elle a été fondée par des personnalités situées à « l’aile gauche du PS », comme on avait coutume de l’appeler, et par des anciens chevènementistes restés jusque-là au MRC. 

La rupture avec le PS résulte d’un long cheminement intellectuel. Une bataille a été livrée pendant des années pour empêcher la dérive sociale-libérale. Le moment fondateur a été le référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen qui a causé une fracture à l’intérieur du PS et qui reflétait d’ailleurs une fracture à l’intérieur de notre électorat. Nous étions en effet un certain nombre à dire que, tout en étant favorables au projet européen, une « sainte trinité » composée de la « concurrence libre et non-faussée », du libre-échange généralisé et de l’austérité budgétaire était en train de se constituer. Tout cela, à nos yeux, empêchait la construction d’une Europe de la solidarité et de la coopération que nous appelions de nos vœux. Mais cette fracture au sein du PS s’est aggravée, en dépit du sursauts passagers, à partir de 2012 et l’élection de François Hollande. Le choix a été clairement assumé d’une politique que l’on peut qualifier, non plus de sociale-libérale mais de de libérale tout court : le CICE sans contrepartie, la calamiteuse « loi travail » avec le nivellement par le bas du droit du travail et la précarisatin des salariés qui en découle. Le quinquennat Hollande a été une souffrance, une blessure. Dans le même temps, le Premier ministre de l’époque théorisait les « gauches irréconciliables ». Moi, toute ma vie, au contraire, je me suis battu pour le rassemblement et pour une ligne unitaire. Notre départ du PS n’a été qu’une réaction spontanée et saine à ces orientations-là. 

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La GRS affiche la volonté de revenir à un certain nombre de fondamentaux, sociologiques, avec en tête cette question : « Pour quoi mais surtout pour qui militons-nous ? ». Nous pensons que la politique n’est pas qu’une question de valeurs mais aussi la défense d’intérêts… Notamment les intérêts de ceux qui vivent de leur travail ou qui voudraient en vivre, c’est-à-dire du salariat. Nous essayons de défendre les intérêts à la fois des classes populaires et des classes moyennes inférieures, qui galèrent et sont en voie de précarisation. Nous voulons nous adresser à elles, conformément au projet socialiste originel. La seule façon de répondre à leurs aspirations est évidemment la République sociale. Vous allez me dire que cela n’est pas très nouveau… C’est vrai, mais c’est un modèle pertinent et d’une incroyable actualité aujourd’hui. La GRS défend le rôle de l’État dans la vie économique, le primat du collectif (services publics, bien commun, nationalisation de secteurs essentiels…) sur le particulier, le refus de l’extension de la société de marché, et aussi la conception d’un individu qui soit libre et émancipé de la tutelle de tous les clergés (question centrale de la laïcité). Il n’était pas possible de parler de rassemblement et d’unité et partir du principe que la principale force à gauche à l’époque – la France insoumise – devait rester hors des conversations et des alliances. Ça reste encore vrai aujourd’hui. 

La GRS est un jeune parti, créé il y a un an et demi. Du point de vue de la production idéologique et des stratégies électorales, c’est un parti qui a son utilité. Cela ne nous empêche pas d’appeler à une grande et vaste refondation, même si celle-ci n’est pas encore à l’ordre du jour. 

VdH : Vous croyez à une union de plusieurs mouvements de gauche autour d’un projet qui serait authentiquement républicain, social et universaliste. Vous venez de parler de la laïcité. Or, cette question divise à gauche. Comment tenir une ligne de crête républicaine qui ne pencherait ni vers un universalisme trop abstrait ni ne sombrerait dans le communautarisme ?

E. M. : Il faut entendre les critiques de celles et ceux qui nous reprochent de nous réfugier dans un universalisme abstrait. C’est important de le faire car, sinon, il n’y a pas de dialogue et donc pas de compromis possible. Que nous disent ceux qui contestent la notion même d’universalisme ? Que la promesse républicaine n’a pas été tenue. Cela, nous pouvons l’entendre. En effet, l’égalité des droits n’est pas toujours réalisée, des discriminations persistent, et elles doivent être combattues avec fermeté.  Mais il nous aussi appartient aussi de convaincre qu’il n’y a rien de plus beau, de plus exaltant, de plus français que de considérer les gens comme étant par essence universels, et de ne pas les assigner à résidence ethnique ou religieuse. À partir du moment où l’on croit à la solidarité, au projet collectif, on s’adresse aux individus comme à des citoyens. 

Ce qui m’inquiète dans ce que j’appellerais la « dérive différencialiste », c’est sa conformité avec le projet libéral, lequel consiste à dire, comme l’a fait Thatcher : « La société n’existe pas ! ».  Pour les libéraux, les individus, laissés seuls face au marché, ont intérêt à se réfugier dans des appartenances réelles ou fantasmées. C’est pratique puisque cela empêche ce qu’on appelait jadis la « solidarité de classe ». Systématiquement, on monte les uns contre les autres. L’exemple anglo-saxon est spectaculaire de ce point de vue là. La gauche américaine a fini par pâtir de cette conception.

À force d’enfermer les gens dans des boîtes, dans des luttes particulières ou des identités singulières, il n’est plus possible de promouvoir un combat qui vaut pour tous. Il faut aussi dénoncer une substitution insidieuse : là où la gauche, pendant des années, s’est référée à des logiques de classes (sans regarder la religion, la couleur de peau, la culture des individus) pour homogénéiser le combat, elle est invitée à suivre cette voie sans issue, celle de la concurrence des supposées races. 

Donc, j’entends bien la critique de l’universalisme abstrait, mais en même temps je peux démontrer que si on ne choisit pas cette voie-là, traditionnelle, de la gauche française, il ne sera plus possible de mener le combat social commun. Je vais être plus précis : je considère que la laïcité n’est pas seulement – comme il est dit parfois – la neutralité ou l’indifférence de l’État. C’est une conception militante, une doctrine d’émancipation. Dès lors, il faut être capable de fixer des limites à ceux qui veulent les outrepasser, en l’occurrence les dogmes et les autorités, parfois autoproclamées. Et cela quelle que soit la religion.

« Que nous disent ceux qui contestent la notion même d’universalisme ? Que la promesse républicaine n’a pas été tenue. Nous pouvons l’entendre. En effet, l’égalité des droits n’est pas toujours réalisée, des discriminations persistent, et elles doivent être combattues avec fermeté »

On est pour l’émancipation pour tout le monde ou on ne l’est pas. Et c’est là que, parfois, surviennent des frictions avec certains camarades sur la question spécifique de l’islam. Je pense pour ma part qu’il faut traiter l’islam comme toutes les autres religions, même si je ne méconnais pas certaines difficultés rencontrées par les musulmans dans la pratique de leur culte. Ces questions là peuvent se régler. Heureusement pour nous, le débat ne se résume pas, comme on tend parfois à nous le faire croire, à une confrontation entre Zemmour et les islamistes! La majorité des Français, croyants ou non, aspirent à la paix civile et à la tranquillité publique. Cela passe naturellement par la laïcité. 

La République a su être dure, voire intraitable, avec le catholicisme jadis dominant. Elle doit l’être aujourd’hui avec ceux qui auraient la tentation de vouloir faire primer la foi sur la loi. 

VdH : Comment expliquez-vous qu’une partie de la gauche soit « perdue » sur la question de la laïcité ?

E. M. : Lors de la manifestation dite « contre l’islamophobie » en novembre 2019, j’ai essayé de comprendre les motivations de camarades qui s’y sont rendus de bonne foi.  Ils avaient le sentiment que cela participait à la lutte antiraciste, qui est évidemment un combat prioritaire. Mais lutter contre le racisme, ce n’est pas dénier aux gens le droit de critiquer ou de moquer une religion. 

J’entends certaines personnes nous parler aujourd’hui d’un « droit au blasphème ». Mais dans la République laïque, le blasphème n’existe pas. Cela a été conquis de haute lutte à l’époque de la Révolution puis sous la IIIe République. On a le droit de moquer, de caricaturer une religion tant que l’on s’attaque aux dogmes, non pas aux personnes. 

À partir du moment où on assimile lutte anti-raciste et impossibilité de critiquer des religions, même de façon véhémente, alors on va au-devant de graves déconvenues. C’est ce que j’avais rappelé, à l’automne dernier, dans une tribune publiée dans Marianne et qui m’a valu quelques critiques. Pourtant, la suite m’a donné raison puisque nous observons bien que, sous-couvert de la lutte antiraciste, certains font la promotion d’idéologies politiques rétrogrades. Ce problème a été soulevé par exemple lors la venue à l’Assemblée nationale d’une élue de l’UNEF avec un voile. Il n’agissait en aucun cas d’une atteinte à la laïcité. En revanche, quand on est de gauche, n’a-t-on pas son mot à dire lorsque quelqu’un qui est censé représenter un syndicat étudiant, qui défend l’émancipation, notamment des femmes, vient faire de la provocation prosélyte ? N’a été retenu de l’incident que le cinéma des élus de droite ou d’En Marche, sans prendre le recul nécessaire pour s’interroger sur l’évolution, inquiétante, à l’anglo-saxonne, de cette grande organisation qu’a été l’UNEF. 

« Dans la République laïque, le blasphème n’existe pas. Cela a été conquis de haute lutte à l’époque de la Révolution puis sous la IIIe République. On a le droit de moquer, de caricaturer une religion tant que l’on s’attaque aux dogmes, non pas aux personnes »

Ce courant politique, qui existe aujourd’hui à gauche, nous condamne à la marginalité électorale parce qu’il n’est pas en phase avec les aspirations des gens que l’on représente, qui restent attachés à l’universalisme. De plus, je le trouve dangereux puisqu’il nous détourne du combat social, anti-libéral. Je n’ai jamais fait de distinction entre le combat laïque et le combat social. 

VdH : Un autre sujet divise, notamment à gauche : celui de la souveraineté. En tant que député européen, où placez-vous le curseur de la souveraineté française, entre l’européisme béat ou des souverainistes frexiteurs ? Pensez-vous qu’il faudrait sortir des traités européens qui mettraient à mal nos valeurs ?

E. M. : Une telle question demande un long développement… D’abord, je ne crois pas que l’on puisse parler de « souveraineté européenne » comme le fait aujourd’hui Emmanuel Macron pour une raison simple : il n’y a pas de peuple européen, mais vingt-sept peuples européens avec des histoires, des cultures politiques très différentes. De même, il est bien difficile de déterminer un intérêt général européen. L’Europe, quoi qu’on en dise, reste le théâtre de l’affrontement de certains intérêts qui sont parfois divergents. Aujourd’hui, l’intérêt de l’Allemagne n’est pas le même que l’intérêt de la France. Les Allemands ont besoin d’un euro fort, d’une politique budgétaire contrainte pour rassurer les épargnants, contrairement aux Français. En revanche, je crois au projet européen dans le sens où, face à de grandes puissances comme la Chine, les États-Unis, dans le cadre de la mondialisation libérale telle qu’on la connaît, il y a un certain nombre de sujets pour lesquels le niveau européen est relativement pertinent pour répondre. Par exemple, nous avons actuellement un débat au Parlement européen sur la manière de s’organiser face aux GAFAM. Et l’échelle pertinente est plutôt celle du continent. Autre exemple : je siège dans une commission ad hoc qui vient d’être nommée sur l’intelligence artificielle et, sur ce sujet aussi, envisager une réglementation au niveau européen est préférable. 

Photo E. Micheletti

Ensuite, l’objectif que l’on doit s’assigner en tant qu’Européens, ce n’est pas la souveraineté mais l’indépendance. Si l’Europe était indépendante, notamment dans sa politique diplomatique et militaire, ce serait un grand pas. Mais ce n’est pas le cas. Elle est complètement arrimée aux États-Unis, avec cette survivance archaïque qui est l’OTAN. Il faudrait aussi qu’elle soit indépendante d’un point de vue industriel et économique vis-à-vis de certains pays devenus les « ateliers du monde ». La crise du Covid a été révélatrice de notre incroyable dépendance à ces pays, même pour des produits alimentaires. Il est inconcevable qu’un continent aussi riche et novateur que l’Europe en soit réduite à attendre des masques, des tests ou de réanimateurs de Chine. C’est à juste titre que les gens ont été révoltés par cette situation. Mais ce qu’ils n’ont pas vu, ce sont les conséquences de la mondialisation des échanges comme un projet idéologique – je parlais précédemment de « sainte trinité » – et le besoin de mettre un coup d’arrêt radical à ce projet-là. 

Vous m’avez interrogé par ailleurs sur la souveraineté nationale. La participation au projet européen n’empêche pas la souveraineté nationale d’exister. Les États souverains qui constituent l’Union européenne sont, premièrement, libres de partir… Deuxièmement, certains pays se montrent très souverains en Europe. Ainsi, l’Allemagne défend très bien ses intérêts. Lorsque certaines dispositions des traités ne lui conviennent pas, elle les outre-passe. Le problème des Français, c’est qu’ils ont intégré une contrainte qui ne leur était pas imposée. Je connais bon nombre de dirigeants, même de gauche, qui hésitaient à mener des politiques sous prétexte que cela allait contrarier les recommandations du Semestre européen, et qui ainsi s’autocensuraient ! 

VdH : N’est-ce pas finalement une servitude volontaire ?

E. M. : Le terme est un peu fort. C’est en tout cas une impuissance volontaire. En Europe comme partout ailleurs, ce qui compte en politique est le rapport de force. Au-delà même de la question de la « sortie les traités », il faut plutôt savoir désobéir, passer outre certaines choses. Par exemple, les traités et la jurisprudence de la CJUE interdisent le recours massif aux aides d’État. Mais pourquoi donc obéir ? Les Allemands ne s’embarrassent pas avec ça. Avant même le plan de relance, ils ont mis sur la table des centaines de milliards d’aides d’État sur la table. Et nous Français, par une espèce de complexe incompréhensible qui consiste à intégrer la contrainte et à s’y sentir bien, nous n’osons pas nous écarter des règles européennes. La jurisprudence de la CJUE et les traités font de l’Europe une sorte d’idiot du village planétaire, incapable de protéger ses propres entreprises. Les marchés publics européens sont par exemple incroyablement ouverts. Partout ailleurs dans le monde, les États réservent une partie de leurs marchés publics au local. On pourra toujours dire que c’est du protectionnisme, peu importe : ils le font ! Si nous proposions de réserver, à l’échelle du continent, 50 % des marchés publics aux entreprises locales, la Commission européenne y serait totalement opposée. 

« Le comportement démissionnaire des élites français explique aussi la

désindustrialisation subie par notre pays, d’Alstom à Latécoère, en passant par Photonis. Il y a une vraie responsabilité politique »

La France a les moyens de sa souveraineté. C’est seulement un problème de volonté politique. Quand on regarde le déclin de l’influence française au niveau européen (la langue, la présence dans la fonction publique européenne, les initiatives…), cela ne provient pas des traités européens mais de la démission des élites technocratico-économiques françaises par rapport au sujet européen ces vingt dernières années. Je m’en rends compte tous les jours au Parlement européen. Quand on voit comment les Allemands s’organisent, avec des objectifs, des intérêts à défendre, des consignes de la Chancelière et qu’on compare cela avec notre propre désorganisation et nos velléités, on est effarés. Regardons simplement François Hollande, qui se fait élire sur la promesse de renégociation du TSCG [NDLR : le traité européen sur la stabilité, la coordination et la gouvernance] et ne le fait pas, alors qu’il était en mesure de le faire. Les exemples sont nombreux. Le comportement démissionnaire des élites français explique aussi la désindustrialisation que notre pays a subie, d’Alstom à Latécoère, en passant par Photonis vendus aux Américains. Il y a là une vraie responsabilité politique. Le vrai enjeu est donc d’avoir des dirigeants français dignes de ce nom qui ne soumettent pas, qui se battent et qui font valoir les intérêts du pays.

Vdh : Comment pourrait-on, justement, mener une véritable politique de réindustrialisation qui serait compatible avec l’impératif écologique ?

E. M. : C’est difficile car on a pris beaucoup de retard. Des pans de l’industrie française ont été dévastés, les délocalisations se sont multipliées… Il faut donc en passer par de la planification sectorielle, ce qui nécessite des moyens, l’intervention de l’État et la prise de capital public. Cela permet de créer dans certaines entreprises des minorités de blocage. Il faut aussi que le plus de salariés possibles siègent dans les conseils d’administration. Il faut enfin arrêter de considérer que la France a vocation à être un pays de très haute valeur ajoutée ou bien uniquement de tourisme et de restauration. Nous devons renouer avec l’ambition industrielle. Nous avons des ingénieurs de grande valeur, une main d’œuvre très bien formée et très productive (contrairement aux bêtises qu’on entend souvent) et des territoires entiers qui sont spécialisés, avec des savoir-faire. L’ambition, la vision, la planification, l’investissement massif de l’État ne relèvent pas du domaine du fantasque. C’est possible ! Mais nous avons face à nous le mur de l’argent et surtout la résignation. Dans le film Adults in the Room de Costa-Gavras, une phrase emblématique est prêtée à Michel Sapin. S’adressant à Alexis Tsipras, il lui dit : « La France n’est plus ce qu’elle était ; elle n’a plus les moyens de ses ambitions. » Je pense qu’en fait elle manque d’ambitions plus que de moyens. Nous devons opérer cette révolution intellectuelle, laquelle demande beaucoup d’énergie. 

Une forme de patriotisme fait défaut dans ce pays. Elle manque cruellement dans les classes supérieures. Moi, je crois aux atouts de la France, à la force du peuple français, à son intelligence. 

VdH : L’an dernier, vous aviez évoqué, justement, des similitudes entre les Gilets jaunes et les Sans-culottes, notamment leur prise de conscience de la déconnexion des élites. Avec le recul, que retenez-vous de l’expérience Gilets jaunes ? 

E. M. : Oui, j’ai dit cela car il y a une tradition insurrectionnelle en France, qui fait notre singularité historique. Elle est faite d’aspirations démocratiques, de contestation radicale du système, des élites. La filiation des Gilets jaunes était évidente, surtout quand on considère la présence forte des femmes dans cette révolte, comme à la Révolution française. Ce mouvement s’est essoufflé mais ses revendications demeurent légitimes. Nous en revenons, pour le coup, à la question de la souveraineté. Ce qui était sous-jacent était le sentiment que notre destin nous échappait, et la question était de savoir comment le reprendre en main. Les Gilets jaunes ont fait valoir le droit de participer à la décision (revendication du RIC) mais aussi l’attachement à un modèle social français (service public fort, protection sociale de qualité). Nous sommes en train de perdre ce modèle français car nous subissons de plein fouet – avec un retard par rapport à d’autres pays – l’offensive néolibérale dont Macron est un produit pur et parfait. Une dernière chose m’avait beaucoup frappé dans les premières manifestations de Gilets jaunes auxquelles j’avais participé, c’est cette passion pour l’égalité, notamment l’égalité territoriale. Beaucoup de gens témoignaient de la fermeture des gares, des postes, des commerces dans les zones périphériques. Tout cela illustrait la fracture entre les hypercentres urbains, connectés, mondialisés, intégrés et une autre France. 

« Racine peut toucher le jeune amoureux de 15 ans, quel que soit son milieu, en dépit d’un niveau de langue élevé. Rien n’est plus universel, stimulant, exaltant, que les grandes œuvres »

VdH : C’est précisément l’analyse qu’a fait le géographe Christophe Guilluy ces dernières années.

E. M. : Guilluy a eu des intuitions justes même s’il est aujourd’hui critiqué car il a tendance à schématiser les choses. Il n’empêche, sans souscrire à toutes ses analyses sur la France périphérique, il est incontestable que tout une France souffre et est oubliée ! Il suffit d’aller visiter les centres-villes des sous-préfectures dans les régions françaises. Vous verrez que la fuite des services publics, la fermeture des commerces, le sentiment d’abandon, est une réalité. La revitalisation des petites villes françaises devient une priorité républicaines. 

VdH : Vous êtes un grand féru de littérature. L’art – et en particulier les lettres – peut-il être encore un moteur de changement de société, de progrès ?

E. M. : Je ne peux imaginer d’émancipation sans une politique publique, digne de ce nom, de promotion de toutes les formes d’art et de création artistique. Une chose me fait souffrir : voir comment la France a laissé tomber les Alliances françaises, la diplomatie culturelle. Le Quai d’Orsay néglige cela de plus en plus. Je ne parle même pas de la défense de la francophonie. Je suis très fier de vivre dans un pays où le cinéma, où les théâtres sont subventionnés, où il y a le prix unique du livre, où l’on défend le droit des auteurs. Mais le système doit être renforcé encore. Je défends beaucoup les droits d’auteurs, face à des partenaires qui ne sont pas forcément convaincus. Je trouve, d’autre part, qu’il n’existe plus dans la gauche française de réflexion sur la démocratisation de la culture. 

La littérature me nourrit, comme le cinéma, l’opéra, la danse, la peinture. Je tente de faire de lien entre cet amour des arts, qui fait totalement partie de ma vie, et mon expérience politique. Lorsque j’ai été vice-président de la région Île-de-France, chargé de l’apprentissage et de la formation professionnelle, je me souviens que, dans certains CFA [NDLA : centre de formation des apprentis], des expériences pédagogiques étaient menées : apprentissage du grec, du théâtre classique, initiation à la philosophie. Il était incroyable de voir à quel point Racine ou Sophocle interpellait, enrichissait, parlait à ces jeunes gens qui avaient été déscolarisés très tôt pour certains. J’ai entendu certains pédagogues déconseiller la lecture de ces grands textes sous prétexte qu’il étaient compliqués. Je pense le contraire. Racine peut toucher le jeune amoureux de 15 ans, quel que soit son milieu, en dépit d’un niveau de langue élevé. Rien n’est plus universel, stimulant, exaltant, que les grandes œuvres. Cela vaut pour la littérature comme pour le cinéma, et pour tout le reste !

Entretien réalisé à Paris le 5 octobre 2020.

Auteur : Ella Micheletti

Journaliste indépendante. Ex-EPJ de Tours. M2 droit public. Fondatrice de Voix de l’Hexagone. Beaucoup de politique (française et étrangère). Animaux passionnément. Littérature à la folie.

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