Difficiles à anticiper dans les études d’opinions, les résultats définitifs des élections générales italiennes sont en train de tomber. La coalition de droite (Ligue-Forza Italia-Frères d’Italie) arrive en tête. Mais c’est le parti anti-système Mouvement 5 Étoiles qui enregistre – de très loin – le plus gros score. Un nouvel avertissement pour l’Europe…
« Quel bordel ! » titre ce lundi 5 mars le quotidien italien Il Tempo. Sauf coup de théâtre, la formation d’un nouveau gouvernement prendra du temps. Le temps nécessaire des négociations auxquelles vont devoir se livrer les principaux partis. Plusieurs enseignements peuvent être tirés d’emblée, à commencer par la percée phénoménale des partis eurosceptiques dans une Italie historiquement pro-européenne. Bien que la coalition formée principalement par le parti Forza Italia (FI) de Silvio Berlusconi et La Ligue arrive en tête aussi bien à la Chambre des députés qu’au Sénat (autour de 37 % des voix), c’est le parti « populiste » Mouvement 5 Étoiles (M5S) qui crée la surprise avec près de 32 % à lui seul. A contrario, l’union de centre-gauche, sans s’effondrer, subit un tassement, passant au niveau national de 29,5 % en 2013 (coalition « Italie. Bien commun ») à environ 21,5 %, dont 19 % à peine pour le Parti Démocrate (PD) de Matteo Renzi et Paolo Gentiloni[1]. Le nouveau mode de scrutin mixte introduit par la loi électorale de 2017[2] complique pour l’heure la projection en sièges. Le taux de participation s’élève quant à lui à 72,9 %, soit 2 points de moins qu’en 2013 et 5 de moins qu’en 2008. Le fameux « parti des abstentionnistes » prend lui aussi un peu de vigueur…
Une victoire de l’extrême droite… et des « populistes » ?
Le succès de forces politiques alternatives ne saurait s’expliquer seulement par un racisme primaire réveillé par la crise migratoire, même politiquement instrumentalisé. Ce phénomène est réel, mais le tenir pour responsable de la débâcle des partis de gouvernement, surtout de la social-démocratie, occulte l’essentiel. Alors que la Ligue n’obtient à elle seule que 17,5 % des suffrages, le retour fantasmé du fascisme italien ne manquera pas d’émouvoir les éditorialistes de la presse française. Ces derniers s’abstiendront, une fois exprimée leur acrimonie coutumière contre des électeurs qui votent mal, de remettre en cause tant la doxa néolibérale européenne que le fonctionnement des institutions communes. Or, cette colère qui peut tourner à la haine n’est pas une effusion spontanée, le fruit de l’ignominie ou de l’ignorance. Elle est une réaction contre les politiques austéritaires menées par la majorité sortante pour satisfaire les exigences européennes. Comment ne pas oublier le signal d’alarme que constituait déjà, en décembre 2016, l’échec de la révision constitutionnelle proposée par référendum, cause de la chute de Matteo Renzi[3] ? La défiance était réelle ; un phénomène de rejet du pouvoir en place et un recours naturel à l’alternance ont joué.
« Cette colère qui peut tourner à la haine n’est pas une effusion spontanée : elle est une réaction contre les politiques austéritaires menées par la majorité sortante »
L’accueil des migrants, avant de nourrir les discours nationalistes de la droite dure, reste avant tout une question d’ordre politique. Les difficultés qui en résultent, en particulier pour l’Italie, terre d’accostage, ne font que souligner le grand échec de l’Union européenne sur ce dossier. Prise de cours, empêtrée dans un double discours permanent, celle-ci s’est révélée incapable de trouver un compromis entre devoir humanitaire de secourir et prise en compte des capacités des États et des populations à absorber le flux migratoire à court terme. De quoi mécontenter tout le monde et donner du grain à moudre aussi bien à gauche qu’à droite[4].
Mais les préoccupations sociales sont bien là. La carte des votes du 4 mars 2018 montre le succès important du M5S au sud de l’Italie, sur la côte adriatique, en Sardaigne et Sicile. Les régions les plus défavorisés ont massivement voté pour ce mouvement dont le discours sur la politique migratoire est ferme mais plus tempéré néanmoins que ne peut l’être celui de la Ligue. Même si le manque d’implantation de La Ligue (ex-Ligue du Nord, parti régionaliste) au sud de l’Italie a certainement joué en sa défaveur, l’adhésion d’un tiers des votants au M5S est suffisamment significative pour que soit admise la réelle portée de ses thématiques variées (démocratie directe, anticapitalisme, défense des droits des LGBT, écologie…). Se contenter de qualifier le M5S de « populiste » est une facilité de langage qui dédaigne la réceptivité de son discours sur un électorat en proie à des difficultés économiques et sociales sévères. Que restera t’il de l’originalité des propositions du M5S s’il obtient le pouvoir ? Considéré comme modéré, le très jeune Luigi di Maio, 31 ans, a été amené à relativiser pendant la campagne certaines positions de son mouvement, notamment sur la question de la sortie de l’euro…
Quelle alliance pour l’Italie ?
Pour le Président de la République, Sergio Mattarella, le choix est cornélien. Le score enregistré par la coalition de droite devrait, sur le papier, le conduire à proposer la composition d’un gouvernement au leader de la Ligue Matteo Salvini. Ce dernier pourrait alors rassembler ses alliés naturels (FI, le parti d’extrême-droite Frères d’Italie et les démocrates-chrétiens de Nous avec l’Italie). En l’absence déjà certaine de majorité absolue, il est possible que le candidat désigné au poste de Président du Conseil des ministres se tourne vers le M5S. Il n’est pas à exclure non plus que le président Mattarella, d’affinité centriste, refuse de confier le prochain gouvernement à l’extrême-droite et choisisse dès lors un représentant de FI, malgré le piètre score de la formation libérale-conservatrice. Silvio Berlusconi étant inéligible, Antonio Tajani, 64 ans, serait alors l’homme de la situation. Autre hypothèse, moins probable : au regard des résultats impressionnants du M5S, Sergio Mattarella pourrait choisir de s’adresser directement à son chef de fil Luigi Di Maio, qui aurait alors la liberté de se chercher des alliés.
« Le contenu de l’accord de gouvernement sera crucial. Malgré la victoire mathématique de la coalition de droite, la balle semble être dans le camp des Cinque Stelle »
Le M5S s’était déclaré pendant la campagne hostile à toute alliance. Assumera-t-il de gâcher la chance historique de gouverner en refusant d’entrer dans la logique des coalitions ? Tout choix représente un risque pour le parti fondé par l’humoriste Beppe Grillo. Un rapprochement avec le PD, et dans une moindre mesure avec FI, signifierait d’entrée de jeu une normalisation que sa posture anti-establishment lui défend en principe. Mais gouverner avec l’extrême-droite (Ligue et/ou Frères d’Italie) ne constitue pas moins un grand danger tant pour le mouvement lui-même – qui ne revendique aucun positionnement droite-gauche – que pour la société italienne dans son ensemble, avec des risques majeurs de débordements xénophobes, et un isolement sur la scène européenne tel que le connaissent la Hongrie et la Pologne. Le contenu de l’accord de gouvernement sera crucial. Malgré la victoire mathématique de la coalition de droite, la balle semble être dans le camp des Cinque Stelle.
À l’issue des négociations, si d’aventure un front anti-européen parvenait à obtenir l’appui d’une majorité au Parlement, reste à savoir si l’Union européenne s’en tiendrait au verdict des urnes et laisserait le gouvernement appliquer son programme. En 2011, Silvio Berlusconi avait été forcé à la démission après une opération de spéculation lancée par les marchés financiers contre des titres de la dette italienne, alors même que l’Italie dégageait des excédents primaires. Une aubaine pour Bruxelles, qui avait pu adouber la nomination, pour succéder au Cavaliere, d’un ancien commissaire européen, le libéral et conciliant Mario Monti[5]. Après la Grèce, plusieurs pays d’Europe centrale et le Royaume-Uni, la démocratie italienne entre à son tour en zone de turbulences… L’Union européenne n’en finit plus de trembler.
Notes :
[1] Les résultats donnés dans cet article sont encore provisoires, susceptibles d’évoluer légèrement avec les derniers dépouillements. Ils sont essentiellement issus du site Internet de La Stampa.
[2] La proportionnelle avec listes nationales (Chambre) ou régionales (Sénat), pondérée par avec une grosse part (37 %) de scrutin majoritaire de circonscription, uninominal à un tour.
[3] À 59 %, les Italiens avaient rejeté le projet qui visait à en finir avec le bicamérisme égalitaire à l’italienne, donc à renforcer le pouvoir exécutif pour faciliter l’adoption de réformes. La campagne avait été largement utilisée par le Mouvement 5 Étoiles pour déstabiliser Matteo Renzi et imposer la thématique de la sortie de l’Euro.
[4] Lire par ex. Jean Matringe, « Errements de la politique migratoire de Bruxelles », Le Monde Diplomatique, mai 2017, p. 2.
[5] Frédéric Farah, Europe, la grande liquidation démocratique, Bréal, 2017, pp. 139-142.