Connaître et reconnaître les figures de la Résistance catholique

Par la grâce d’un ouvrage collectif publié en début d’année aux éditions du Cerf, des chercheurs toulousains éclairent une facette de l’histoire de la Résistance encore mal appréhendée : l’action et l’influence morale des clercs contre le nazisme.

Les images d’Épinal ont la vie dure. Parmi elles, subsiste celle d’une Église catholique muette face à Vichy et au drame vécu par la population civile, en particulier la traque et la déportation de familles juives. Sans doute ce stéréotype prospère-t-il parce que l’histoire a longtemps jugé avec sévérité l’inertie relative du Vatican malgré la connaissance de la politique d’extermination menée par les nazis. Mais l’ouverture des archives du Saint-Siège permet aujourd’hui de teinter de nuances cette lecture convenue d’événements d’une infinie complexité. De même, les actes du colloque organisé le 24 novembre 2022 à l’Institut Catholique de Toulouse (ICT), réunis sous la direction d’Enguerrand Serrurier, maître de conférences en droit public à l’ICT, et de Maurice Lugassy, directeur de l’Institut universitaire d’études juives de Toulouse, encouragent à la (re)connaissance de la contribution des autorités religieuses françaises dans la lutte contre l’occupant allemand. Et osons le mot : à une certaine réhabilitation. À travers les pages de cet ouvrage érudit que constitue Les Hérauts de la Résistance catholique, les recherches croisées d’historiens, de juristes et d’ecclésiastiques révèlent une image en clair-obscur d’un clergé sous-surveillance, dont la prudence n’a pas exclu la bravoure. C’est particulièrement vrai dans la région de Toulouse, singulière pour ses passages de réfugiés vers l’Espagne comme pour le nombre important de camps d’internement qu’elle a malgré elle accueilli, au point d’avoir être qualifiée de « zone d’internement » par l’historien Jean Estèbe.

La force d’un symbole : la lettre de Mgr Saliège

Abondamment sourcés, les différents textes de l’ouvrage proposent un regard honnête sur des figures catholiques divisées entre loyauté à l’égard du régime et révolte intérieure, la seconde finissant par l’emporter sur la première. Après la débâcle de juin 1940, les autorités catholiques françaises, évêques en tête, ont bien souvent apporté un soutien exprès au Maréchal Pétain dans sa mission de « redressement » du pays et dans sa tentative d’en maintenir l’indépendance à l’égard du vainqueur. Cette approbation initiale a peu à peu évolué en acceptation prudente puis, face à la politique discriminatoire et criminelle menée à l’égard des Juifs, en critique résolue mais habile, traduite par une condamnation sans équivoque des actes, qu’il s’agissait pourtant de ne pas attribuer à la volonté des autorités françaises mais au chantage de la collaboration. Il en fut ainsi de l’archevêque d’Albi, Mgr Moussaron, fidèle aussi bien au gouvernement qu’à ce qu’il considérait comme les valeurs chrétiennes de fraternité entre tous les hommes. C’est le portrait d’un homme fascinant par ses contradictions et ses limites que dresse ainsi Marie Brusson-Crouzatier… Mais l’exemple donné par l’ICT dès 1940 tord le cou à toute tentative de généralisation du cas Moussaron puisque l’institut, sous l’impulsion de son recteur, Mgr Bruno de Solages, s’est constitué très vite en « bastion anti-vichyste », avec l’approbation et la protection de l’archevêque de Toulouse lui-même, Jules-Géraud Saliège, appelé à jouer un rôle déterminant.

En 1942, ce qu’on ne nomme pas encore Shoah mais dont les Français perçoivent la monstruosité à travers les interdictions, les brimades et les rafles fait sortir du silence les responsables des cultes. Dans la droite ligne du « Lion de Münster », le prête allemand Clemens August von Galen qui s’est publiquement élevé l’année précédente contre le programme nazi d’élimination des handicapés, les autorités religieuses françaises expriment la voix du refus depuis leur chaire. À l’origine du mouvement se trouve en effet la « lettre pastorale sur la personne humaine » lue le 23 août 1942 par Mgr Saliège à ses paroissiens. Alliant limpidité de style et force du message, cet appel aux chrétiens pour venir en aide aux Juifs persécutés trouve immédiatement un écho parmi la communauté catholique. Cette lettre que Maurice Lugassy et Enguerrand Serrurier qualifient de « nouvelle défaite morale pour Vichy, après Bir Hakeim et avant la perte de l’Afrique du Nord », est diffusée de paroisse en paroisse et reproduite à des centaines de milliers d’exemplaires. Pour contourner la censure postale, le texte se propage en main propre parmi la communauté des clercs. Elle se retrouve même en possession de fervents catholiques ouvertement anti-pétainistes parmi lesquels le vénérable Edouard de Castelnau, général d’armée et héros de la Grande Guerre.

L’Institut catholique de Toulouse s’est constitué très vite en « bastion anti-vichyste », avec l’approbation et la protection de l’archevêque de Toulouse lui-même, Jules-Géraud Saliège, appelé à jouer un rôle déterminant.

L’audacieux sermon de Mgr Saliège provoque l’ire des milieux collaborationnistes et jusqu’au gouvernement, où Pierre Laval tente d’obtenir du Vatican la mise à la retraite de l’intéressé. Le retentissement de la parole de l’archevêque de Toulouse est tel que d’autres évêchés se mettent au diapason. Après Saliège, les chaires du sud-ouest – et bien au-delà – deviennent les épicentres d’une condamnation morale explicite des exactions commises contre des innocents et de l’activation d’une solidarité fraternelle. Dès le 26 août, l’évêque de Montauban Pierre-Marie Théas prononce sa propre « lettre sur le respect de la personne humaine », suivie le 6 septembre du communiqué aux fidèles du cardinal lyonnais Pierre Gerlier, primat des Gaules, et de la lettre pastorale de l’évêque de Marseille, puis quelques jours plus tard encore d’autres exhortations lues dans les paroisses d’Albi, de Castres, de Bayonne, tandis que les rafles se multiplient… Il n’est pas jusqu’aux ondes de Radio-Vatican de diffuser – et ce à plusieurs reprises – une lecture commentée de la désormais fameuse lettre de Jules-Géraud Saliège !

La Résistance plurielle : à Toulouse et au-delà

S’ils ne faisaient pas partie d’un réseau résistant constitué, ces prélats n’ont pas agi isolément puisque « ils étaient en relation soutenue, de sorte que l’on peut considérer leur action comme conjointe, tout en relevant d’emblée qu’elle ne s’insérait pas dans la Résistance au sens organique » même s’ils ont « magnifiquement illustré l’esprit de résistance », synthétise dans sa contribution Joseph-Thomas Pini, professeur ordinaire de droit à l’ICT.  Les travaux assemblés dans les Hérauts de la Résistance catholique mettent à l’honneur toutes les formes de résistance fondamentalement inspirées par les valeurs du christianisme. Il y eu d’abord celles qui, d’ordre intellectuel, ont conduit des esprits à envisager les exactions de la période non comme un dommage de guerre mais comme une rupture pure et simple avec l’humanité. Certains avaient d’ailleurs anticipé l’horreur et peuvent être comptés parmi les précurseurs de l’antinazisme. Dès l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne en 1933, Saliège lui-même s’était indigné des premières persécutions et avait pris la défense des Juifs lors d’un rassemblement au théâtre du Capitole. Toujours à Toulouse, le recteur de l’ICT Bruno de Solages, déjà cité, s’était engagé dans les années 1930 dans une croisade contre l’antisémitisme de l’Action française de Charles Maurras. Quand vint la guerre quelques années plus tard, et ailleurs en France, les écrits des jésuites lyonnais publiés dans les Cahiers du témoignage chrétien ont joué à leur tour un grand rôle moral. C’est aussi avec un réel aplomb et le sens des responsabilité que Mgr Pierre Petit de Julleville, archevêque de Rouen a préféré pour sa part saborder son hebdomadaire La Semaine religieuse de Rouen plutôt que d’y publier un texte justifiant les mesure antisémites que la censure de Vichy lui imposait…

Mgr Bruno de Solages

Le lecteur constatera – peut-être à sa grande surprise – que ne manquèrent pas les ministres du culte jouant de leur autorité et de leur influence pour armer les esprits. Parallèlement à ces éclaireurs de l’âme, œuvraient les clandestins actifs. Bruno de Solages fut de ceux-là, lui qui convoya des résistants antinazis allemands et autrichiens et sauva d’une arrestation par la Gestapo les étudiants de l’ICT en les envoyant en vacance d’office, avant d’être arrêté et déporté. S’inscrit dans cette résistance aussi héroïque que salvatrice l’abbé Aimé-Georges Martimort, protégé de Solages et nommé bibliothécaire de l’ICT, lequel fit commander des ouvrages dénonçant le nazisme, accueillit des professeurs juifs réfugiés – parmi lesquels Julien Benda et Vladimir Jankélévitch – mais surtout réquisitionna les locaux de sa bibliothèque pour abriter de jeunes étudiants persécutés. Ainsi que le démontrent les trois chapitrés rédigés par l’historienne Noémie Leroy, l’abbé Jean-Claude Meyer et l’écrivain-journaliste Jean-Pierre Denis, les prêtres engagés dans le sauvetage des Juifs s’appuyèrent sur une myriades de congrégations, notamment féminines (Petites sœurs des pauvres, bénédictines du Mas-Grenier, Clarisses…) ainsi que sur des associations, maisons religieuses ou réseaux catholiques divers à l’exemple de l’Amitié chrétienne, de l’œuvre de Secours aux Enfants (OSE), du vaste « circuit Garel » qui irriguaient toute la « zone libre » ou de la colonie de vacances Sainte-Germaine. Et s’il est sans doute un personnage qui synthétise à lui seul toutes les formes de résistance rencontrées au sein de la communauté catholique, c’est certainement René de Naurois, auquel Enguerrand Serrurier consacre une étude complétée du témoignage de son neveu Jacques de Naurois. En ces temps troublés, cet homme d’Église hors du commun, fut à la fois enseignant à l’ICT, aumônier de la Résistance (en particulier du commandant Kieffer), membre des Forces françaises libres et protecteur d’israélites, ce qui lui valut les titres de Compagnon de l’Ordre de la Libération et de Juste parmi les Nations, un double honneur qu’il partage avec Jules-Géraud Saliège.

Les prêtres engagés dans le sauvetage des Juifs s’appuyèrent sur une myriades de congrégations, notamment féminines, ainsi que sur des associations, maisons religieuses ou réseaux catholiques

Pour qui s’interroge sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, Les Hérauts de la Résistance catholique apparaît comme l’une des pièces manquantes d’une historiographie qui peine encore à rendre aux personnalités religieuses d’alors la place qui avait été la leur. Dans ses propos conclusifs, Jacques Semelin, historien spécialiste de la période, souligne que le « poids de la culpabilité institutionnelle écrase ainsi la mémoire de l’aide que des catholiques ont pu donner aux Juifs persécutés », ce qui conduit les catholiques à ignorer leur propre histoire « y compris [celle] de la parole et de l’action de Saliège ». Figure symbolique de la Résistance catholique toulousaine et nationale, Mgr Saliège est mort à l’automne 1956 mais son œuvre spirituelle conserve aujourd’hui son sens et une part de son actualité. Deux ans avant sa disparition, celui qui avait eu le courage de s’élever contre le crime de déportation et d’assassinat des Juifs exprimait une fois encore sa conviction profonde, en dénonçant cette fois un tout autre système : le capitalisme : « Un régime économique qui fabrique des pauvres en série, des sans-toits en série, des ayant-faim en série, tout chrétien se doit de le combattre et de le remplacer. » Déjà l’époque avait changé mais le verbe n’avait rien perdu de sa clarté, la révolte de sa justesse.


Référence : Maurice Lugassy, Enguerrand Serrurier (dir.), Les Hérauts de la Résistance catholique. Quatre-vingt ans après la Lettre de Mgr Saliège, Éditions du Cerf, coll. « Patrimoines », 2024, 435 pages. Prix éditeur : 32,00 €

Auteur : Pierre-Henri Paulet

Contributeur et éditorialiste de 'Voix de l'Hexagone'. Rédacteur en chef de la revue 'Cité'.

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