Détracteur médiatisé de la ligne économique dominante, Thomas Porcher a publié en mars chez Fayard un utile Traité d’économique hérétique. Accessible à tous, l’argumentaire proposé déconstruit les postulats néoclassiques qui sclérosent la pensée politico-économique.
La plupart des économistes n’ont pas vu venir la crise financière de 2008. Les promesses de croissance et d’emploi en Europe ne sont jamais tenues. La France flexibilise à tour de bras son marché du travail sans résultats probants. Le libre-échange s’intensifie au sein de l’Union européenne mais il en a résulté des délocalisations, des licenciements et donc plus de chômage… Rien ne plaide en faveur des solutions économiques que nos plus « sérieux » élus et ministres, appuyés par les éditorialistes des grands médias, serinent aux Français depuis trente ans. Et pourtant, impossible de sortir du « cadre du raisonnable » que dénonce Thomas Porcher, docteur en économie et membre des Économistes atterrés. Ce collectif de chercheurs s’est lancé depuis sept ans dans une croisade contre la doctrine néoclassique. À l’Université comme au cœur du pouvoir institué, les néoclassiques ont triomphé, marginalisant tous ceux qui se réclament d’une pensée « hétérodoxe ». Le Traité d’économie hérétique est une nouvelle arme dégainée contre le conformisme ambiant.
Pour la science et pour les peuples
L’engagement de Thomas Porcher pour la diffusion de la pensée économique dissidente est salutaire dans une période où les partisans du libéralisme tentent d’imposer leurs préceptes comme une vérité scientifique et par conséquent apolitique… Science humaine et non science exacte, l’économie n’est pas, rappelle l’auteur, une science cumulative : « La dernière théorie ne va pas compléter les précédentes. Au cœur de la science économique, il existe un entremêlement de discours contradictoires, de sorte que les questions économiques n’admettent jamais une seule réponse. » Le décalage observé entre les effets supposés des cocktails ultralibéraux administrés aux États de la planète – notamment les plus pauvres – et le bilan réel finit de convaincre que toute doctrine économique reste une hypothèse, sujette à la controverse universitaire. La tentative opérée par les néoclassiques pour verrouiller le débat apparaît décidément comme une démarche anti-scientifique.
Ce pseudo-consensus sur les choix économiques sert la carrière des chercheurs libéraux. Il facilite surtout la tâche des dirigeants politiques dont la feuille de route est déjà tracée et « scientifiquement » cautionnée. Reste que les conséquences des politiques menées se font au détriment de la grande majorité des individus, et singulièrement des moins fortunés. Le libéralisme appliqué sans nuance débouche, insiste Thomas Porcher, sur l’appauvrissement organisé des peuples, au profit des multinationales et de la finance. Pourtant, les remises en cause de la « recette miracle » sont rares et, lorsqu’elles s’expriment, se retrouvent décrédibilisées. Les premières lignes du Traité rappellent un simple état de fait : l’expression d’idées économiques hétérodoxes dans la sphère politique ou sur les plateaux des grands médias fait systématiquement l’objet de deux soupçons, celui du manque de neutralité politique et celui de l’utopisme. De quoi décourager tous ceux qu’affligent les orientations économiques des gouvernements européens depuis trente ans. Le bon sens encourage pourtant à regarder ailleurs…
« Le pseudo-consensus sur les choix économiques facilite surtout la tâche des dirigeants politiques dont la feuille de route est déjà tracée et ‘scientifiquement’ cautionnée »
Thomas Porcher entend convaincre pour sa part, données à l’appui, que l’ouverture quasi-totale à la concurrence des biens et des services, l’austérité budgétaire, la flexibilisation du marché du travail, la réduction des dépenses publiques (sous prétexte de réduire la dette) et l’introduction de la monnaie unique en Europe, loin d’apporter croissance, emploi et prospérité, ont conduit à la montée du chômage, l’explosion des inégalités, la stagnation du PIB, l’aggravation des dettes, les délocalisations et le démantèlement des industries. Les conséquences politiques en sont aujourd’hui l’ascension électorale de partis populistes souvent nationalistes. L’Union européenne, principale responsable de ce désastre collectif sur notre continent, n’en tire pourtant aucune conséquence.
Les atouts du Traité d’économie hérétique tiennent beaucoup à son format réduit, à des chapitres brefs et truffés d’exemples concrets, à un argumentaire limpide et percutant. L’œuvre n’a manifestement pas la vocation d’être une recherche exhaustive, une « somme » comme l’ont été les ouvrages plus anciens de Jacques Sapir (Les Trous noirs de la science économique, 2000) ou de Steve Keen (L’Imposture économique, 2001) qui s’en prennent aussi aux thèses néoclassiques. Mais elle a la faculté de sensibiliser un public plus vaste, non spécialiste ; tel est son objectif.
Promouvoir d’autres remèdes aux crises

Quoique son livre porte avant tout la critique des fausses évidences économiques, Thomas Porcher avance des pistes pour en finir avec le cercle vicieux du libéralisme tel qu’il est appliqué depuis l’ère Reagan-Thatcher. Ces remèdes sont d’ailleurs intimement liés à la fin des « mythes » de l’idéologie dominante. Parmi eux, celui de la dette publique : ni insurmontable ni invalidante, la dette publique française frôle aujourd’hui les 100 % du PIB… Au sortir de la Seconde guerre mondiale, elle atteignait 200 % de ce PIB et c’est pourtant dans ce contexte que fut introduite la Sécurité sociale. Sans même parler du fait que l’endettement privé est aujourd’hui supérieur à l’endettement public tant vilipendé et que ce dernier demeure bien en-dessous du patrimoine public. La dette ne saurait ainsi servir de prétexte pour des coupes claires dans les services publics et les prestations sociales. L’économiste relativise ainsi fortement la relation entre le niveau des dépenses publiques et la dette, puisqu’un État peut être grevé de dettes malgré une dépense publique très mesurée (ex. le Japon) ou, inversement, dépensier mais peu endetté (ex. le Danemark). Si l’explication convint, il manque peut-être à l’analyse quelques mots sur la charge de la dette, inscrite dans la loi de finances annuelle et donc pesant sur le budget de l’État. Est-elle réellement sans inconvénient ?
Sans un environnement favorable, sans un système éducatif performant et des aides de l’État (donc des dépenses publiques !), ainsi qu’un pouvoir d’achat suffisant pour les consommateurs, pas de self-made man. Ce mythe de la réussite individuelle est doublement pernicieux, explique Thomas Porcher. Il justifie à la fois l’allègement des taxes des plus fortunés (« Ils en sont arrivés là grâce à leur seul mérite ») et la réduction du chômage à la fainéantise des demandeurs d’emplois… C’est commode, bien que totalement absurde !
« Partisan d’un protectionnisme intelligent pour contrebalancer les effets négatifs du libre-échange, Thomas Porcher ne peut que déplorer la mise en concurrence permanente organisée avec dogmatisme par Bruxelles »
Thomas Porcher dénonce également – avec raison – les discours endiablés sur l’écologie qui masquent en réalité une action politique peu volontariste, peu ambitieuse et souvent contradictoire. Le Président Emmanuel Macron a pu faire illusion par la force d’une formule, « Make our Planet great again », mais il n’en demeure pas moins celui qui a autorisé dans le Grand-Est et les Hauts-de-France l’exploitation des gaz de couche au nom de la compétitivité, alors que des risques pour la santé des populations sont craints.
L’essai invite enfin à remettre en cause les politiques menées par une Union européenne sous l’emprise des lobbys industriels. Du marché intérieur, espace de libre-concurrence voulu par Jacques Delors jusqu’aux traités mortifères signés avec les États tiers (CETA, TAFTA…), l’Union a prôné la dérégulation tous azimuts, n’offrant aucun rempart contre la mondialisation. Curieusement, Thomas Porcher concentre ses tirs sur la Commission (comme en témoigne son « 9e principe » en fin d’ouvrage) qui n’est pourtant pas seule responsable de cette politique économique insensée tant l’ultralibéralisme est présent dans l’ADN du projet européen : dans le texte de ses traités, dans le droit dérivé produit par tous ses organes (Parlement compris, même s’il reste l’institution la plus nuancée), dans les décisions de sa Cour de Justice. Cette réserve faite, le bilan dressé est sévère mais juste. Partisan d’un protectionnisme intelligent pour contrebalancer les effets négatifs du libre-échange, Thomas Porcher ne peut que déplorer la mise en concurrence permanente organisée avec dogmatisme par Bruxelles. Mais les mythes ont la vie dure.
On s’en doute : le Traité d’économie hérétique confortera les convaincus des thèses économiques alternatives et agacera les partisans du sacro-saint libre-échange. Puisse-t-il au moins toucher un lectorat plus large et faire réfléchir sur les enjeux d’aujourd’hui et de demain ceux qui doutent encore qu’une autre voie de développement soit possible.
Référence :
Thomas Porcher, Traité d’économie hérétique, Paris, Fayard, 2018, 228 pages. Prix éditeur : 18 EUR.