Retraité de la vie publique, plus à l’aise la plume à la main qu’un micro sous le nez, Philippe de Villiers signe cet automne un livre de souvenirs et de réflexions politiques : Le Moment est venu de dire ce que j’ai vu (1). Parvenu au bout de ce remarquable brûlot de 343 pages, le moment est venu de dire ce que j’ai lu.
Il y a plusieurs Philippe de Villiers : l’entrepreneur inspiré du Puy-du-Fou, l’amoureux transi de la France et de son histoire, l’ancien ministre de la République en croisade contre l’art moderne, le pourfendeur de la construction européenne, l’admirateur avoué de la Russie poutinienne. Cohabitent encore dans cet homme un défenseur de l’environnement et des abeilles décimées par les pesticides, un esthète angoissé par le désenchantement du monde, un porte-étendard chrétien qui ne se résigne pas aux chamboulements culturels et religieux que vit le Vieux continent. Le Moment est venu de dire ce que j’ai vu révèle enfin, pour ceux qui n’ont pas encore découvert ses biographies épiques, tel Le Roman de Charrette (2), un écrivain au style incisif. Jamais avare d’un jeu de mots, Philippe de Villiers est un maître de la formule. Il ne retient guère les coups qu’il décoche. Loin de la prose tiède et convenue de ses désormais anciens adversaires de l’arène politique, il assène ses vérités et taille les portraits à la serpe. La place accordée à l’autocritique est mince, moins parce que ses idées ont fini par triompher que parce qu’il sut rester cohérent, notamment à l’égard de sa position sur l’Europe, depuis la campagne pour le « Non » au Traité de Maastricht en 1992.
Souverainistes contre mondialistes
En ces temps de recomposition de l’électorat, de migrations des citoyens déboussolés d’un camp politiques vers l’autre, peut-être l’ouvrage de Philippe de Villiers passera-t-il par les mains de lecteurs qui n’appartiennent pas à son bord politique. La dénonciation d’une Europe à la merci des lobbys, placée sous l’influence de forums de technocrates (le groupe Bilderberg, la Trilatérale) pilotés par les États-Unis rejoint largement les analyses de l’extrême-gauche. Le témoignage de l’ancien député du Parlement de Strasbourg sur le fonctionnement des institutions européennes est d’autant plus accablant qu’il est bien documenté. Conflits d’intérêts, mépris profond pour la démocratie et les nations, connivence avec les multinationales, objectif avoué de ne faire de l’individu qu’un consommateur déraciné… L’Union européenne a largement entrepris d’en finir avec l’histoire et la politique pour que règne l’économie. Les victimes en sont les salariés, les agriculteurs et artisans, les consommateurs eux-mêmes (à cause notamment de la puissance des lobbys de l’agrochimie).
Pour De Villiers, la responsabilité de ce changement de civilisation incombe à la classe politique qui, en accointance avec les médias « eurobéats », a sciemment déplacé le centre du pouvoir vers Bruxelles et ses coteries. Nous sommes entrés dans l’âge de l’oligarchie. On voudrait croire au fantasme europhobe, à la théorie du complot grossière, à la manipulation d’un opposant à Maastricht frustré. On en rirait bien volontiers, si les accusations de l’auteur n’étaient le décalque du constat de tant d’observateurs et de témoins de ce qu’est, réellement, l’Union européenne depuis 1992 ; depuis la rupture fatidique avec les principes du Traité de Rome (union douanière et préférence communautaire). Le combat politique d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec l’affrontement de la gauche et de la droite, tout comme la lutte contre le terrorisme tranche avec les guerres des siècles écoulés : les derniers partisans de la souveraineté et ses vertus protectrices tentent encore de se dresser contre le sans-frontiérisme impérialiste, mais le duel est asymétrique.
L’Europe, terre chrétienne
Celui qui mena une enquête polémique sur la radicalisation islamiste en France (3) ne consacre finalement qu’une part réduite de son ouvrage à la question de l’installation de l’Islam en Europe. S’il ne cite pas Renaud Camus, son théoricien, Philippe de Villiers fait clairement sienne l’idée d’un grand remplacement des populations, largement favorisé par le dégoût qu’éprouve la France pour elle-même. Le rapport entre l’introduction de l’avortement et l’accélération des flux migratoires attesterait d’une volonté politique de substituer une population par une autre. C’est sur ce terrain que De Villiers se montre le moins convaincant, le sens des nuances lui échappant. La blessure sincère d’une auditrice musulmane qui l’interpellait récemment sur les ondes de RMC (4) en dit long sur le malaise que crée immanquablement tout discours généralisateur sur une partie de la population. Déconstruire est une chose, savoir rebâtir en est une autre.
À mon sens, la maladresse sinon l’erreur de Philippe de Villiers n’est pas de craindre un bouleversement de nos modes de vie et de nos valeurs en raison de l’extension de l’Islam en Europe. Ce n’est pas de dénoncer les dérives idéologiques liées à l’interprétation du Coran, alors même, souligne-t-il à juste titre, que la critique du christianisme est totalement admise. Il pèche par son incapacité à envisager que les Musulmans puissent agir autrement qu’en un mouvement concerté et destructeur contre la culture occidentale, pour la réalisation de l’Oumma. Comme si le projet tant redouté ne pouvait échouer parce que les individus souhaitent simplement vivre en paix. S’il existe un scénario pessimiste, il ne saurait y avoir de fatalité, les hommes sont aussi des êtres de raison. D’autre part, De Villiers ne peut échapper au reproche de l’absence claire de solution. Alors que, sur la question européenne, il esquisse une vision de substitution (une grande confédération d’États-nations souverains, incluant la Russie) son analyse des rapports de force culturels et religieux s’en tient surtout à un constat : celui du brutal déclin du christianisme dans sa pratique comme dans ses apports philosophiques. Le retour concomitant de la politique d’assimilation, des frontières nationales et de la fierté pour l’Histoire de France est vraisemblablement la clef du problème. Nulle explication concrète n’apparaît pourtant dans le texte…
Les lucioles de Soljenitsyne
Malgré les outrances, filles de l’argumentation passionnée du pamphlétaire – de quoi offrir sur un plateau l’occasion aux belles âmes de ranger Philippe de Villiers dans la fameuse et dégradante « cage aux phobes » –, Le Moment est venu de dire ce que j’ai vu est de ces témoignages qui nous secouent. Il agace par ses attaques gratuites sur les droits de l’homme nés en 1789 : ils ne sont pas, en eux-mêmes, la cause du malheur ni du déclin de l’Occident. Il donne à méditer sur la démocratie-théâtre dont nous sommes devenus les pions (les chapitres consacrés au fonctionnement des instituts de sondage et à l’attitude du Conseil constitutionnel sur la validation des comptes de campagne de 1995 sont riches en enseignements), sur la trahison du peuple par une élite dévolue corps et âmes aux puissances financières et sur les hypocrisies de la société française (exemple : le silence de l’État à propos du massacre des Vendéens commis en 1793). Il émeut aussi lorsqu’il fait tomber les masques du capitalisme amoral, engagé dans la course à l’être bionique, laquelle mènera vers le post-humanisme. Il nous interroge enfin sur notre rôle individuel dans un monde rempli « d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles » pour reprendre l’expression bien connue de Chesterton.
Lorsqu’il hébergea au début des années 1990 Alexandre Soljenitsyne, de passage en France, Philippe de Villiers reçut du dissident russe une leçon d’humanité qu’il transmet à son tour aux lecteurs. Quand la vérité est étouffée, que le système écrase l’individu, qu’un nouvel empire a bradé quinze siècles d’histoire sur le grand marché libre-échangiste, tout espoir n’est pas éteint. Même les mastodontes s’écroulent. Il y aura toujours un avenir pour la dissidence, Soljenitsyne nous l’assure : « De petites lucioles dans la nuit, vacilleront au loin. Au début, peu de gens les distingueront et sauront abriter ces lueurs tremblantes, fragiles, contre toutes les tempêtes hostiles. Il y aura des hommes qui se lèveront, au nom de la vérité, de la nature et de la vie… »
Notes :
(1) Philippe DE VILLIERS, Le Moment est venu de dire ce que j’ai vu, Albin Michel, 2015, 343 pages.
(2) Philippe DE VILLIERS, Le Roman de Charrette, Albin Michel, 2012, 475 pages.
(3) Philippe DE VILLIERS, Les Mosquées de Roissy, Albin Michel, 2006, 232 pages.
(4) Carrément Brunet (animé par Eric Brunet), RMC, émission du 28 octobre 2015.