À quelques semaines du début de l’année 2017, le journaliste et historien Jean-Christophe Buisson (Le Figaro Magazine) sort aux éditions Perrin un bel ouvrage sur l’année qui, il y a un siècle, a changé le monde. Réunissant une documentation et une iconographie conséquentes, son travail apporte la preuve que les événements survenus en 1917 ont marqué la fin d’une époque et jalonné les décennies à venir.
Il devrait être lu comme un éphéméride, il se dévore comme un roman. 1917 l’année qui a changé le monde (1) est une véritable somme, d’autant plus passionnante qu’elle couvre la vie politique, économique, culturelle et scientifique de ces douze mois où l’issue de la Grande guerre est encore en suspens. Sur une planète au bord du chaos, le légendaire Buffalo Bill, le sociologue Émile Durkheim, l’écrivain Léon Bloy, les artistes Augustes Rodin et Edgar Degas tirent leur révérence. Mata Hari est arrêtée, jugée et exécutée par la justice française. Le futur président américain John F. Kennedy, le cinéaste Jean-Pierre Melville ou encore les comédiens Bourvil, Suzy Delair et Danielle Darrieux voient le jour. Si tous ces personnages sont en 1917 aux extrémités de leur existence, Jean-Christophe Buisson s’intéresse à travers des double-pages biographiques à ceux dont le destin prend cette année-là un tournant décisif. Mustapha Kemal intrigue déjà auprès du futur sultan ottoman Mehmet VI qu’il finira par renverser. Le journaliste socialiste Benito Mussolini, blessé au combat, envisage désormais le salut de l’Italie par l’autoritarisme. Charles de Gaulle se morfond en Allemagne, où il a été fait prisonnier de guerre : son exil mal vécu lui inspire des réflexions fondamentales sur la stratégie militaire. Dans les studios d’Hollywood, l’immense Charlie Chaplin signe ses derniers courts métrages (Charlot en cure, L’émigrant…) et se lance dans la conception d’œuvres plus ambitieuses…
L’ère des progrès
La guerre fait rage depuis trois ans et son absurdité meurtrière frappe les consciences. Les premières mutineries gagnent les troupes françaises, notamment en juin 1917. Existe-t-il au moins une esthétique de la violence militaire ? Les grands artistes du moment nourrissent le débat. L’ouvrage reproduit les toiles qui portent les stigmates matérielles et psychologiques de la guerre et c’est d’ailleurs le Verdun… de Félix Valloton qui en orne la couverture. Tout aussi marquante, l’Explosion de George Grosz semble capturer la seconde de désintégration d’un quartier sous les bombes. Fernand Léger et son hypnotique Partie de cartes rendent hommage à l’existence déshumanisée des soldats. Quant au tableau de Kandinski intitulé Obscurci, il semble préfigurer, avec son enchevêtrement indistinct d’êtres et de choses, le chaos révolutionnaire qui se prépare alors en Russie. Meurtrière, la guerre est ainsi devenue muse. Et de surcroît source de curiosité : l’entreprise Michelin se lance dans la production d’un Guide pour la visite des champs de bataille à destination des touristes…
En 1917, l’Occident en mouvement s’ouvre un peu plus aux femmes. Celles-ci sont admises pour la première fois aux cinq classes du nouvel ordre de chevalerie, l’ordre de l’Empire Britannique, créé par le roi George V le 4 juin 1917. À Washington, le renouvellement du Congrès fin 1916 permet enfin à une femme de siéger à la chambre des représentants : Jeannette Rankin, élue du Parti républicain. En France, Marie Curie se rend au front au volant d’une ambulance radiologique qui aidera à soigner les soldats blessés. Elle encourage par ailleurs l’expérimentation du radium sur le traitement des tumeurs et son activisme permet l’ouverture du premier centre anti-cancer.
Obsolète, le zeppelin est supplanté dans les airs par les chasseurs et les redoutables bombardiers. Les « Chevaliers du ciel », forts de leur code d’honneur, deviennent des héros populaires. Dans les tranchées, l’utilisation du gaz moutarde par les armées allemandes provoque des dégâts dévastateurs sur les organismes des adversaires blessés… Il devient admis que la science dissimule de lourdes menaces sur l’humanité, les avancées technologiques ne servant pas nécessairement le « bien ».
Une nouvelle carte du monde
Dans cet ouvrage érudit, une place centrale est naturellement laissée à l’enchaînement d’événements qui conditionneront la géopolitique du XXe et du début du XXIe siècles. En quelques semaines, le président américain Woodrow Wilson modifie radicalement sa position sur le conflit qui se déroule outre-Atlantique. Il sort les États-Unis de leur isolationnisme et s’engage dans la guerre européenne.
Tandis que le IIe Reich de Guillaume II et l’Empire Ottoman tremblent sur leurs fondations, le régime tsariste est balayé en cinq jours par la première révolution de Petrograd, survenue en mars. En fin d’année, la seconde révolution russe, dite d’Octobre, installe au pouvoir le parti Bolchevik en Russie, pour les soixante-dix années à venir. Mal récompensé de ses efforts en faveur de la paix avec la Triple Entente, le dernier empereur austro-hongrois Charles Ier ne pourra sauver la double monarchie d’Europe centrale. Le régime impérial disparaît lui aussi définitivement en Chine, après l’abdication le 13 juillet de l’empereur Puyi, âgé d’onze ans seulement.
Partout, au fil des mois, des frontières évoluent, apparaissent ou s’effacent. La renaissance d’un État polonais et la création d’une entité yougoslave indépendante deviennent des enjeux-clefs, aussi bien pour les puissances de l’Ouest que pour la Russie. Le recul de l’Empire Ottoman au Moyen-Orient préfigure le nationalisme arabe. Sans l’autorisation du commandement britannique, Lawrence d’Arabie attaque par surprise le port d’Aqaba occupé par les Turcs le 6 juillet 1917. Les pertes sont nombreuses, mais la victoire totale.
Oui, 1917 fut bien une année charnière de notre histoire. Mais Jean-Christophe Buisson ne cherche pas à convaincre du pourquoi ni du comment ; les faits relatés parlent d’eux-mêmes. Ils s’imbriquent, se répondent, se complètent si bien qu’on les jugerait providentiels. Ils valent en vérité toutes les démonstrations.
Note :
(1) Jean-Christophe BUISSON, 1917 l’année qui a changé le monde, Paris, Perrin, 2016, 319 pages. Prix éditeur : 24,90 EUR.