Jusqu’au 20 janvier 2020, les amoureux de l’Italie et plus généralement de l’art ne pourront qu’être conquis par la somptueuse collection Alana présentée par le musée Jacquemart-André.
C’est le travail d’une vie. La vie d’un couple d’amateurs d’art, Alvaro Saieh et Ana Guzmán (dont le nom de la collection Alana est formé par leurs deux noms), qui vouait une passion démesurée à l’art italien et en particulier pour la période de la Renaissance. Au musée Jacquemart-André (Paris), 75 œuvres sont actuellement présentées. Il s’agit sans nul doute de l’une des plus riches collections privées, dévoilée à un public presque solennel et timide face à tant de splendeurs. Des peintures uniques et bien choisies du XIIIe au XVe siècles qui ont été récemment complétées par des œuvres du XVIe et XVIIe siècles, offrant un panorama large et éclectique du génie italien.

De la Renaissance florentine à la grande peinture vénitienne, on est pris dans un tourbillon d’émotions visuelles, produites par le génie des maîtres italiens de différents siècles. Les dénominateurs communs restent toutefois un travail remarquable sur le mouvement, les couleurs et le souffle vital insufflé aux œuvres. Le chatoyant des couleurs ravit l’œil, comme dans La Vierge à l’humilité avec l’enfant Jésus, saint Jean-Baptiste et deux anges, du florentin Jacopo di Sellaio. Dans cette toile à l’utilisation judicieuse de l’espace, l’équilibre est atteint entre l’immobilisme de la vierge qui semble statufiée, les yeux clos et baissés sur l’enfant Jésus, et le mouvement des deux anges qui dessinent le contour du haut de son corps avec une guirlande, la mettant ainsi en valeur et reine de la toile.
Autre marqueur de l’exposition : l’expressivité des visages, comme dans Le Christ mort soutenu par deux anges de Vittore Carpaccio ou le Saint-Jean l’Evangéliste de Fra Filippo Lippi. Dans ce second tableau, l’expression de douleur peinte sur le visage de Saint-Jean est saisissante.
Tout au long du parcours, on remarque la richesse de chaque toile avec l’emploi de la feuille dorée, qui vient exacerber l’opulence de l’exposition. Feuille dorée qui souligne la richesse et participe à l’aura divine qui perce par exemple dans Vierge à l’Enfant en majesté avec deux figures auréolées ; l’Annonciation ; deux saintes couronnées du Maître de la Madeleine, maître anonyme (probablement Filippo di Jacopo).

Cette opulence, loin d’être oppressante, se mêle habilement à une recherche de pureté, avec un trait ciselé et minutieux. Dans Le Christ en homme de douleurs de Cosimo Rosselli, le réalisme tracé sur la face est inouï ; que cela soit au niveau des traits du visage que dans les détails des larmes et du sang. Le but du peintre était évidemment de susciter la compassion, la si chrétienne pitié du public. Un but parfaitement atteint d’autant que le Christ, les mains en avant et offertes à nos yeux impudiques, se place dans une posture de dévoilement. Démuni mais fort, sans filtre, sans honte, tout chez lui respire le caractère sacrificiel.
La salle consacrée à la grande peinture vénitienne constitue une rupture sur plusieurs plans. D’abord, les techniques picturales évoluent à partir de la fin du XVe siècle. De la tempera, peinture à l’œuf qu’on retrouvait par exemple chez di Sellaio ou à la fin du XIVe avec di Pietro Gerini, et sa Trinité avec la Vierge et quatre anges, on passe à la peinture à l’huile. On observe dès lors que, dans la grande peinture vénitienne, l’accent est mis sur la couleur et le mouvement plutôt que sur le dessin. Véronèse séduit par des jeux d’ombres et de lumières comme dans Saint Pierre et Saint Paul.

Le Tintoret, quant à lui, joue également avec de fulgurants contrastes et la couleur dans des scènes dramatiques comme Épisodes d’une bataille, où des points de lumière viennent piquer les combattants et les morts. On notera par exemple l’aplat de lumière qui tombe sur le dos d’un des blessés, comme pour mieux souligner sa vulnérabilité, mais peut-être aussi pour signifier qu’il s’apprête à passer du monde terrestre au monde céleste.
Cette percutante combinaison du mouvement et de la couleur se retrouve aussi dans le superbe tableau de Lorenzo Monaco, L’Annonciation, où l’archange Gabriel vient annoncer à la vierge qu’elle portera l’enfant Jésus.
L’étincellement produit par la feuille dorée, les couleurs vives (les ailes de l’archange), l’expressivité des visages (la vierge troublée), la force du mouvement (elle laisse tomber son chapelet et porte délicatement la main à son menton) et la douceur des traits forment un ensemble sublime et représentatif du style de ce grand peintre florentin.
Un peu plus tard, en 1512, les Médicis reviennent à Florence et assoient leur autorité par le biais de l’art. La cité bouillonne toujours de talents, à donner le vertige. Giorgio Vasari place son maniérisme au service de Côme Ier. Il allie génie du trait et de l’émotion, comme dans Le Joueur de Luth. Le jeu des ombres et lumières et le réalisme des chairs exposées touchent aussi au divin dans son Allégorie des fruits d’automne où on sent presque tressaillir les muscles des deux garçonnets, dont les corps enchevêtrés sont soulignés par des contrastes forts.
Ce maniérisme s’éteint cependant à la fin du XVIe siècle pour laisser place à l’émergence du baroque et son réalisme tout en panache.

Dans ce courant, la perfection semble définitivement atteinte dans le tableau de Carlo Dolci (peintre baroque du XVIIe), Sainte Agathe : virtuosité des drapés, ardeur du regard extatique tourné vers le ciel, lumière dorée qui auréole la tête comme une couronne, rose qui vient rehausser une joue d’opale. Le réalisme en devient presque… irréel. Sainte Agathe n’est-elle qu’une somme de coups de pinceaux de Dolci ou bien une femme de chair, de sang et de passions qui a pris vie ? Mystère.
Dans ce réalisme baroque enchanteur, on se laisse happer par des scènes bruissantes de vie comme dans la Scène de taverne avec un joueur de luth de Bartolomeo Manfredi. Dans ce petit morceau d’éternité pris sur le vif, on reste fasciné, l’œil et les oreilles se mettent instinctivement à tournoyer afin de saisir chaque bride de conversation, chaque note tirée du luth, chaque nuance des expressions humaines. Le clair-obscur, puissant jeu des contrastes, le place dans le groupe des caravagistes.
C’est donc une maestria générale qui ponctue cette exposition originale où l’œil, le cœur et l’esprit du spectateur ne peuvent qu’être charmés à chaque instant.
Collection Alana, du 13 septembre 2019 au 20 janvier 2020, au musée Jacquemart-André.