
Le Musée d’art et d’histoire du judaïsme propose jusqu’à fin février une très belle exposition sur le peintre naturaliste Jules Adler, aussi surnommé à raison « le peintre des humbles ».
Moins connu que Gustave Courbet dans la lignée duquel il s’inscrit, Jules Adler (1865-1952) est un peintre naturaliste avec sa propre identité picturale, doublée d’un engagement désintéressé et touchant envers les petites gens. Peindre les ouvriers, les paysans, les matelots, les miséreux, les hommes et femmes qui se démènent au quotidien pour assurer leur survie est une vocation à laquelle il a consacré des dizaines d’années. Une chose frappe de prime abord quand on découvre l’exposition que propose le Musée d’art et d’histoire du judaïsme : c’est la vie du peuple dans toute son authenticité, ses saveurs douces-amères, ses misères, ses espoirs et ses bonheurs qu’Adler parvient, avec brio, à représenter tout au long de son cheminement artistique. Pas de triche, pas d’embellissement mais une réalité scrupuleusement respectée voire honorée. Les prémices de sa carrière sont d’ailleurs marquées par un réalisme si confondant que certains critiques ont estimé qu’il prenait le pas sur l’expressivité des visages. Le décorticage méthodique des êtres, des actions et des scènes de vie, la volonté de coller au plus près du réel et la démarche scientifique du mouvement naturaliste pouvaient en effet se faire au détriment de la nécessaire étincelle dans les œuvres d’art : écriture charnue et charnelle ou flamme vitale dans une toile.

Typiquement, dans Transfusion de sang de chèvre (où une patiente mourante se fait transfuser du sang de chèvre dans une ultime tentative pour la sauver), l’accent n’est pas mis sur l’expressivité des visages, lesquels semblent envahis par une certaine torpeur ou mollesse mais sur le réalisme à couper le souffle. On note une froideur pour ainsi dire hygiéniste pour coller au futur cadavre de la patiente. Cette étincelle, Adler la développe par la suite dans ses peintures pour atteindre un parfait équilibre entre technique et force émotionnelle, en s’extrayant de ce côté purement méthodique. Par exemple, dans Au Pays de la mine, le réalisme, quoique présent, s’estompe au profit d’une exacerbation de la douleur qui pèse sur les épaules des travailleurs. Ceux-ci, par une tension accrue des jambes, ploient littéralement sous l’effort et le poids de leur corps fourbu. Les visages des hommes sont volontairement cachés tandis qu’un flou enveloppe ceux des femmes. Anonymisés, invisibilisés, rendus à l’état de fantômes. Mais Adler fait ce choix précisément pour mettre l’accent sur la misère sociale qui touche les classes laborieuses de l’époque et susciter la compassion, sans sombrer dans un mauvais pathos. Dans Les Enfourneurs, intérieur d’une fabrique mécanique de bouteilles, on observe une autre caractéristique de Jules Adler : sa finesse dans l’utilisation du mouvement et de la lumière. Par un jeu subtil d’ombres et de lumières, il met en avant le visage d’un ouvrier éclairé par le feu mais aussi la musculature puissante des personnages qui dévoilent leur force physique à travers les gestes de leur travail. On perçoit également une complicité implicite entre les ouvriers. Le rendu en devient très vivant et montre une image plutôt méliorative de l’industrialisation de la France et des solidarités entre ouvriers.

Peintre du peuple, Adler n’oublie pas les plus démunis et c’est dans plusieurs toiles particulièrement bouleversantes qu’on comprend à quel point le sort des pauvres lui tenait à cœur. Si les peintures consacrées aux travailleurs nous montrent un monde frénétique, où bruisse et palpite la vie, celles sur les miséreux frappent par l’absence d’énergie vitale. Dans La Soupe des pauvres, les mendiants forment un conglomérat de silhouettes indifférenciées, fusionnées pour ne former qu’une masse chagrine et humiliée. S’ajoutent à cela des couleurs ternes et une sensation de lenteur qui émane de la foule compacte. En voyant cette toile, on ne peut s’empêcher de s’interroger : comment conserver son identité quand on a tout perdu, qu’on s’est perdu, que la société nous a laissé tomber ? Or, l’identité se construit dans la relation à soi mais aussi à autrui. Adler cherche une fois encore à attirer l’attention sur des situations somme toute banales à l’époque mais néanmoins tragiques.
Peintre de Paris, il montre la réalité du quotidien rythmé par les peines, comme nous l’avons vu, mais aussi par les joies. C’est la beauté simple de la vie de gens simples. Ainsi, dans Le Marchand de journaux, Adler restitue un instant de vie immortalisé sous son pinceau et surtout l’identité du modèle central, le marchand. Ce dernier est au cœur de la toile – les autres personnages sont presque tous de dos – il est au premier plan, éclairé d’un halo qui recouvre son visage et ses épaules, comme pour lui rendre hommage.

Notons que le peintre voit le peuple dans son intégralité et non pas uniquement les hommes et femmes qui vivent autour de lui à Paris. Si lui-même est un citadin (il a vécu place de la République puis aux Batignolles), il n’oublie pas pour autant les habitants des territoires ruraux. Cette partie de l’exposition attire l’attention en ce que les peintures revêtent un caractère beaucoup plus enjoué. Certes, la vie est dure mais Adler montre des visages très expressifs, utilise des couleurs vives par touches qui tranchent avec le brouillard ambiant et fumeux sur les toiles de la ville. Le garçon de ferme offre la vision d’un jeune homme à la posture plutôt détendue, mis en valeur par le camaïeu de rose et vert tendre du jardin en fond. Idem pour le Garçon au bateau, où le personnage et la maquette qu’il tient dans ses bras forment un tableau à la tonalité sérieuse mais douce.
Le vagabond, une ode à la liberté ?
Exclues des vagues de modernisation des villes, les campagnes seraient-elles finalement le cœur battant d’une liberté réelle ? En tout cas, la figure du chemineau revient dans plusieurs toiles d’Adler. On sait que les personnages de vagabond lui inspiraient une tendresse particulière, qu’il a su traduire dans Le Chemineau philosophe. Avec sa longue barbe, sa besace et son bon sourire, le vagabond fait écho à la figure du juif errant et surtout du colporteur juif, emblématique de l’est de la France, d’où est originaire le peintre. Un clin d’œil discret de Jules Adler à la judéité même s’il n’y a pas de trace de sa religion dans ses toiles. Les vagabonds qui parsèment ses œuvres représentent l’homme libre par excellence, gai, détaché des considérations matérielles (contrairement aux ouvriers). En cela, Jules Adler est également peintre de la liberté.

Cette liberté, il la chérit au point de traiter enfin des sujets historiques. Il faut rappeler que Jules Adler a connu les deux guerres mondiales et que, s’il était déjà trop âgé pour être mobilisé en 1914, il a ouvert une cantine avec son épouse pour les nécessiteux. Il s’est rendu à Verdun en 1917, pour montrer les conséquences de la violence de la guerre dans ses travaux : soldats éreintés, paysages dévastés. Ses deux imposantes toiles, La Mobilisation et L’Armistice allient réalisme pointilleux et émotions fortes par lesquelles les habitants passent lors de la Première Guerre mondiale. Dans la première toile, l’espoir, l’excitation mêlée de tristesse ; dans la seconde, le soulagement et le bonheur de voir se terminer un conflit beaucoup plus meurtrier que prévu. La composition de ces deux peintures, où les personnages sont serrés les uns contre les autres, a pour but de mettre en valeur la cohésion nationale, la ténacité, l’appréhension puis la liesse.
Le souffle des luttes sociales
L’esprit de résistance et l’engagement sont, quant à eux, très bien mis en valeur dans La Grève au Creusot. Cette peinture représente les grèves générales qui ont émaillé les années 1899 et 1900 dans les usines Schneider. L’atmosphère est à l’union de tous, à la solidarité (cf. les bras fermement entrelacés de plusieurs personnages). Le peuple se réveille, s’insurge, quatre drapeaux tricolores au moins sont hissés mais c’est celui tenu par la femme au premier rang qui attire l’œil. On ne peut manquer d’observer l’analogie faite par Jules Adler avec la Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix. Et c’est réussi : bouche ouverte, regard déterminé, elle s’impose comme leader. Cette scène n’est pas sans rappeler d’ailleurs celle de la manifestation dans La Mère de Maxime Gorki où la foule se range derrière Pavel (le fils de l’héroïne Pélagie) qui tient lui aussi un drapeau. Deux scènes de communion où les forces et voix combinées d’âmes indignées touchent le lecteur et le spectateur.
Finalement, qu’il s’agisse de peindre la misère ou le bonheur, l’histoire de France, les luttes sociales, Jules Adler montre qu’outre son talent de peintre, il possédait un grand cœur. Un cœur qui ne pouvait toutefois manquer de déborder face aux nombreuses vicissitudes du quotidien qui touchaient le peuple. C’est pourquoi le peintre des humbles utilisait son art pour graver dans le marbre des tranches de vie et partager des destinées individuelles et collectives parfois tragiques, parfois heureuses, parfois grandioses.
Informations pratiques
Exposition ouverte jusqu’au 23 février 2020 au Musée d’art et d’histoire du judaïsme (Paris, IIIe arrondissement).
Horaires :
Mardi, jeudi, vendredi : 11h-18h
Mercredi : 11h-21h
Samedi et dimanche : 10h-19h.