Georges Malbrunot : « La diplomatie française est illisible et se couple à un déclin économique »

Grand reporter au Figaro et spécialiste de la politique des pays arabes, Georges Malbrunot couvre depuis plus de trois décennies l’actualité du Moyen-Orient. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Mémoires d’otages (2005) et Nos très chers émirs (2016), coécrits avec son confrère Christian Chesnot. Dans cet entretien accordé à Voix de l’Hexagone, il décrypte les défis et les échecs de la diplomatie français au cours des dernières années.

Propos recueillis par Ella Micheletti et Pierre-Henri Paulet.


Voix de l’Hexagone : Vous avez publié au début de l’année Le Déclassement français (Éd. Michel Lafon), le huitième ouvrage coécrit avec Christian Chesnot (Radio France). Comment se déroule la préparation et l’écriture de ces enquêtes à quatre mains ?

Georges Malbrunot : L’un d’entre nous émet d’abord une idée de sujet. Ensuite, une sorte de pré-sommaire est établi. À partir de là, nous nous répartissons les chapitres en fonction des thèmes. Chacun enquête ensuite de son côté, même s’il nous arrive d’assister tous les deux à des entretiens avec certaines personnalités. Si je découvre des informations qui peuvent concerner les chapitres sur lesquels travaille Christian je les lui envoie, et vice versa. La machine est désormais bien rodée et l’écriture des ouvrages va assez vite. Une fois nos chapitres respectifs rédigés, on les échange pour déterminer comment lier l’ensemble et déterminer si certains points méritent un approfondissement.

Notre écriture doit être alerte mais simple puisque nos sujets sont tout de même complexes. En enquêtant, nous sommes amenés à rencontrer bon nombre de protagonistes. Notre ambition est de mêler la grande et la petite histoire. Nos essais doivent être vivants et le plus proche possible de la réalité. Nous nous appuyons sur une trentaine d’années d’expérience au Moyen-Orient. Ce qui nous intéresse est de faire remonter cette réalité de terrain en allant chercher l’information même si on y ajoute, bien sûr, notre analyse et nos commentaires, mais toujours documentés et étayés par des faits. C’est cette dimension qui intéresse nos lecteurs, mais déplaît parfois aux politiques concernés ! Nous nous attachons aussi à avoir une vision qui ne soit pas uniquement franco-française, d’où l’importance des sources étrangères.

Avec notre dernier ouvrage, Le Déclassement français, nous portons notre propre jugement sur la diplomatie française au Moyen-Orient et au Maghreb depuis 15 ans. Nous nous sommes attachés – je le répète – à ne pas proposer de vision franco-française mais à saisir le regard extérieur, celui des interlocuteurs de nos présidents successifs.

VdH : À son arrivée au pouvoir en 2017, Emmanuel Macron a voulu rompre avec le néo-conservatisme, sinon l’atlantisme qu’il attribuait à la diplomatie de ses deux prédécesseurs à l’Élysée. S’est-il réellement inscrit dans ce « gaullo-mitterrandisme » qu’il ambitionnait de revisiter ?

G. M. : Non, il n’a pas rénové la diplomatie française. Il a voulu enrayer le déclassement de celle-ci par un activisme et un volontarisme importants, un pragmatique intéressant. Emmanuel Macron possède une grande capacité de travail et comprend les problèmes les plus complexes rapidement, y compris ceux du Moyen-Orient. Il a en général sur les situations données (Algérie, Liban, Iran…) un diagnostic qui est le bon. Mais il pêche dans la mise en musique de sa politique. Il lui manque la « patte » humaine, l’accompagnement de ses idées, parfois fulgurantes. En 2017, il avait en effet déclaré dans la presse qu’il fallait en finir avec la pensée néoconservatrice, marquée par les échecs, américain en Irak et de la coalition France/Royaume-Uni/États-Unis en Libye. Finalement, cinq ans après, on peut constater qu’au ministère des Affaires étrangères, les principaux postes sont toujours tenus par un groupe de néoconservateurs surnommés « la secte ». Emmanuel Macron a eu, comme souvent, des fulgurances, de bonnes idées, mais a été incapable de mettre au pas les néoconservateurs. A-t-il d’ailleurs vraiment essayé ?

« Je ne dirais pas qu’on puisse inscrire Emmanuel Macron dans une filiation gaullo-mitterrandienne car il n’a, en réalité, pas de conviction profonde. C’est un pragmatique »

Par ailleurs, en juillet 2017, il avait déclaré à propos de la situation en Syrie que Bachar el-Assad était l’ennemi des Syriens, mais pas de la France. Ses propos ont suscité un tollé chez les anciens opposants syriens en France, chez leurs relais au Quai d’Orsay ou encore dans la presse. Il n’a pas réitéré par la suite ce type de prise de position. Au passage, je pense que nos diplomates néoconservateurs ont été sérieusement ébranlés par l’affaire de l’AUKUS [Ndlr : Alliance militaire formée par l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni qui a coûté à la France l’annulation d’un contrat de 55 milliards d’euros conclu avec l’Australie pour la fourniture de sous-marins]. Par exemple, l’ancien ambassadeur de France aux États-Unis Gérard Araud donne l’impression d’avoir évolué : il semble devenu aujourd’hui gaulliste, après toute une carrière à défendre des positions atlantistes ! Tôt ou tard, ces diplomates perdront probablement de leur influence.

Mais je ne dirais pas non plus qu’on puisse inscrire Emmanuel Macron dans une filiation gaullo-mitterrandienne car il n’a, en réalité, pas de conviction profonde. C’est un pragmatique.

VdH : En filigrane du Déclassement française se dessine une opposition entre le style et la méthode de Jacques Chirac, d’un côté, et ceux d’Emmanuel Macron, de l’autre. Relations personnelles privilégiées, temps diplomatique long et confiance dans les services du Quai d’Orsay pour le premier ; rapports sans affects, recherche du coup médiatique et appui sur la cellule diplomatique de l’Élysée pour le second. Quel impact ce changement d’attitude joue-t-il dans la conduite de notre politique étrangère ?

G. M. :  La méthode est radicalement différente. Jacques Chirac associait les diplomates du Quai d’Orsay à ses discours, à ses décisions ou à ses voyages. Lorsqu’un chef d’État arabe était reçu à l’Élysée, le chef du service Afrique du Nord ou Moyen-Orient était invité. Cette pratique a été rompue par Nicolas Sarkozy. Ce dernier a voulu lui-aussi concentrer l’action diplomatique, faisant rédiger ses discours – parfois catastrophiques ! – par Henri Guaino. Discours que les ambassadeurs sur place étaient obligés de désamorcer pour éviter les clashs… Chirac connaissait à la fois les problématiques du Moyen-Orient et du Maghreb sur le bout des doigts et leurs dirigeants. Il avait une véritable vision, qui nous a évité une catastrophe en Irak. Son problème résidait dans ses liens douteux avec Rafik Hariri, trop envahissants. La concentration de la politique étrangère dans les mains du président de la République a donc commencé avec Sarkozy, et avec elle la désespérance des diplomates, la marginalisation des services du Quai d’Orsay. Son successeur François Hollande a, lui, délégué à Laurent Fabius le soin de conduire la diplomatie française.

Comme je l’ai dit, Emmanuel Macron a de bonnes idées, il est pragmatique, à l’aise, parle bien anglais. De fait, il considère trop souvent qu’il peut tout faire seul et qu’il n’a pas besoin de se reposer sur l’expertise des diplomates. En s’appuyant sur la cellule diplomatique de l’Élysée, il a ainsi mis de côté le Quai d’Orsay, qui n’est plus régulièrement tenu au courant des dossiers. Jean-Yves Le Drian était lui-même un ministre des Affaires étrangères finissant, écarté de certaines rencontres comme on l’a vu au moment de la crise libanaise. Du même coup, des membres de la cellule diplomatique élyséenne, ultra sollicités (demandes de notes, de rapports, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit), ont été victimes de burn out. Enfin, dans les rapports internationaux, la méthode Macron consiste parfois à déstabiliser d’abord, à « gifler » l’adversaire en attendant ensuite quelque chose en retour. Cela peut parfois fonctionner… mais certainement pas avec des interlocuteurs comme Poutine, Erdogan ou des leaders politiques qui ont le cuir épais ou ont connu des guerres civiles !

VdH : Vous venez d’évoquer la crise libanaise. Vous consacrez deux chapitres de votre livre à cette séquence diplomatique ouverte le 4 août 2020 après l’explosion de Beyrouth. Le président Macron s’était personnellement impliqué pour mettre un terme au marasme politico-économique avant que la situation ne s’enlise. Qu’est-ce qui a changé au Liban depuis l’initiative française ?

G. M. : Lors de son premier voyage à Beyrouth, qui avait été une réussite, Emmanuel Macron avait suscité beaucoup d’espoir. Il avait témoigné de la solidarité de la France auprès d’une population qui souffrait et dont les propres dirigeants n’osaient pas sortir de leurs palais de crainte d’être conspués. Mais il a surestimé ses capacités et sa puissance et, dès lors, son deuxième voyage trois semaines plus tard a été un échec. Le président français a tenu une réunion à la Résidence des Pins au cours de laquelle il a demandé aux responsables politiques libanais de former un gouvernement réformateur et technocratique sous la houlette de Mustapha Adib. Or, le Liban est un pays confessionnel, où la constitution d’un gouvernement prend en général six mois à un an. C’est ainsi. Emmanuel Macron a cru qu’il pourrait, lui, constituer un gouvernement pour le Liban en un mois. Ses interlocuteurs lui ont répondu par une promesse vague de mener des réformes, mais il s’est empressé d’annoncé urbi et orbi qu’il avait obtenu des réformes alors qu’en réalité il n’y avait jamais eu d’engagement formel des responsables libanais. On a d’ailleurs retrouvé cette manière imprudente de communiquer lorsque Emmanuel Macron a rencontré Vladimir Poutine à Moscou quelques jours avant le déclenchement de la guerre en Ukraine. On se souvient qu’il avait alors annoncé à l’issue de l’entrevue qu’il avait obtenu « une désescalade »…

(Photo : Ella Micheletti)

Au Liban, au-delà de la volonté de réaliser un coup médiatique, le bilan est maigre. Un gouvernement a été formé neuf mois plus tard, mais il est inopérant. Le pays reste dans l’impasse. En conclusion, rien n’a changé. Emmanuel Macron avait, lors de sa visite du 6 août 2020, proféré la menace de sanctions contre les élites libanaises, qui ont pu éprouver des craintes à ce moment-là. Mais il a remisé cette menace trois semaines plus tard, ce que les Libanais ont évidemment interprété comme une faiblesse. Il a par la suite accusé la classe politique libanaise de trahison en septembre 2020… avant d’assurer, en recevant à l’Élysée quelques mois plus tard Najib Mikati, le Premier ministre finalement nommé, qu’il allait travailler avec ces mêmes personnes qu’il avait qualifiées de traîtres. Aujourd’hui, les Libanais perçoivent donc Emmanuel Macron comme celui qui a restauré le système politique dont ils voulaient se débarrasser. L’investissement et la bonne volonté étaient là, mais la méthode – brutale, solitaire – s’est révélée peu efficace. Le chef de l’État a notamment commis l’erreur majeure de ne pas impliquer les acteurs régionaux dans le processus.

VdH : Vous êtes globalement critique sur le bilan de l’action diplomatique menée au cours des cinq dernières années dans le monde arabe, mais vous saluez toutefois une réussite : la redéfinition des relations franco-irakiennes. Comment cela s’est-il traduit ?

G. M. : C’est effectivement un petit succès de la diplomatie d’Emmanuel Macron, qui a réussi à se faire inviter à la Conférence de Bagdad pour la coopération et le partenariat, à l’été 2021, et dont le format était intéressant. Cette rencontre a été passée sous silence par la presse, alors obnubilée par la question du retrait des troupes américaines d’Afghanistan. Derrière les discussions, il y avait en toile de fond la menace iranienne. Étaient présents autour de la table l’Arabie saoudite, l’Iran, la Turquie, la Jordanie, l’Égypte et la France. Cette conférence pourrait servir à résoudre toutes les difficultés qui ne sont pas réglées par l’accord sur le nucléaire, par exemple l’ingérence iranienne dans les affaires du Moyen-Orient ou les problèmes posés par les missiles balistiques et les drones iraniens. Ce forum d’échange permet d’évoquer ce qui oppose l’Iran à ses voisins arabes. Il faut bien sûr que les décisions soient suivies d’un follow up. Là on peut s’interroger. Pas sûr que le prochain Premier ministre irakien sera Mustafa al-Kazimi, qui entretient de bonnes relations avec Macron, mais plus vraisemblablement un homme proche de l’Iran. Nous verrons donc si la Conférence sera reconduite en 2022. Ce qui apparaît comme une réussite pour la diplomatie d’Emmanuel Macron, puisqu’elle marque un retour de l’influence française en Irak, doit encore concrétiser des effets à court ou long terme.

VdH : La diplomatie française a-t-elle encore des solutions à proposer pour tourner la page des guerres civiles qui ont déchiré au cours de la décennie passée la Libye et la Syrie ?

G. M. : La Libye a été un fiasco pour Emmanuel Macron. Il avait très mal commencé son action en voulant faire une conférence précipitée à la Celle-Saint-Cloud sans même inviter le pays anciennement mandataire, l’Italie. Ce dossier a été géré par un proche du président, Paul Soler, plutôt que par la cellule diplomatique ou les services des Affaires étrangères. Les Italiens ont été furieux à juste titre, d’autant plus que les services de renseignement français ont, parfois, travaillé contre eux. Ce cafouillage initial a conduit la France à mener une action cacophonique : nos forces officielles étaient du côté du côté de Sarraj [Ndlr : le chef du gouvernement libyen reconnu par la communauté internationale] tandis que le service action de la DGSE était du côté de son opposant le maréchal Haftar. Finalement, des Français ont tiré contre d’autres Français dans le cadre d’un conflit où on a mis nos œufs dans tous les paniers. Le pays est aujourd’hui dans l’impasse. D’ailleurs, les élections qui devaient avoir lieu en décembre dernier ne se sont pas tenues.

En Syrie, Macron a hérité d’un dossier dans lequel la France s’était elle-même mise de côté à cause d’une vision humainement géniale mais politiquement désastreuse. Nous avions juré la perte d’Assad en soutenant les opposants inconditionnellement. Or, Assad n’a pas été renversé et la France sera probablement le dernier État à retourner à Damas… s’il y a retour. Nos alliés des Émirats arabes unis et de l’Égypte ont déjà renoué avec le régime d’Assad. Sissi a proposé à Emmanuel Macron de servir d’intermédiaire, ce que ce dernier a refusé. Mais je ne serai pas surpris qu’un rétablissement des liens d’une manière ou d’une autre soit tenté au cours des prochaines années, ne serait-ce que par souci de realpolitik. Il ne faut pas oublier que des djihadistes tiennent la province d’Idleb et cela pose un problème de sécurité intérieure. La ligne Fabius, appuyée par la presse et un certain nombre de chercheurs, a aujourd’hui du plomb dans l’aile. Mais les Syriens feront payer à la France le prix fort. N’en doutons pas, la note sera salée. Le conseiller Moyen-Orient du Président de la République, avec qui nous avons échangé, reconnaît que la situation est complexe et que les pays arabes eux-mêmes ont évolué sur la question. Ce dossier marque aussi notre déclassement. La France est désormais absente de Syrie.

VdH : À ce sujet, l’abandon en rase campagne de François Hollande par Barack Obama juste avant le déclenchement d’une opération de bombardement contre le régime d’Assad a-t-il été le marqueur symbolique du déclassement ?

G. M. : Cette déconvenue a été exploitée, en fait, par tous ceux qui défendaient cette position. Certes, il devait y avoir une riposte des Français et des Américains après le franchissement par Assad de la fameuse « ligne rouge » [Ndlr : l’usage d’armes chimiques par le régime de Damas]. Mais je ne suis pas convaincu que, s’il y avait eu des frappes, l’avenir de la Syrie aurait été différent et que Bachar aurait été renversé. À l’époque, il y avait 8 000 combattants islamistes autour de Damas et ceux qui pouvaient profiter de la situation étaient bien les islamistes. Cet échec imputé aux Etats-Unis permet de réécrire un peu l’histoire. Néanmoins, il est vrai que les Russes ont compris, à partir de ce recul occidental, qu’ils avaient la voie ouverte pour intervenir.

« Dans le Golfe, nous avons enregistré il est vrai quelques succès commerciaux avec notre diplomatie militaro-sécuritaire (Qatar, Égypte, Émirats arabes unis). Mais globalement, nos positions commerciales reculent, de même que la Francophonie »

L’alignement français sur la décision américaine en Syrie s’inscrit pourtant dans la continuité de notre politique étrangère depuis la fin de la présidence Chirac, lorsque celui-ci a décidé de renouer avec les États-Unis, de se rapprocher d’Israël et de faire perdre à la France sa voix singulière. C’est un recul accentué qui plus est par une dégradation économique. En Irak par exemple, la France ne pèse pratiquement plus rien commercialement, en Algérie la rétrogradation est patente. En Iran, je n’en parle même pas… Dans le Golfe, nous avons enregistré il est vrai quelques succès commerciaux avec notre diplomatie militaro-sécuritaire (Qatar, Égypte, Émirats arabes unis). Mais globalement, nos positions commerciales reculent, de même que la Francophonie. On le voit notamment au Liban et en Algérie, qui étaient pourtant des bastions de cette Francophonie où l’usage du français décroit. Les derniers grands succès de la diplomatie française restent 1996 (médiation réussie au Proche-Orient) et 2003 (opposition à la guerre en Irak). Depuis, on les cherche… Déclassement ne veut pas dire nécessairement déclin, mais recul. Nous pourrions revenir dans le jeu en prenant conscience que nous sommes une puissance moyenne et qu’il nous faudra désormais jouer collectif.

VdH : À terme, la France ne risque-t-elle pas d’être cantonnée dans un rôle de marchand d’armes et d’équipementier alors qu’elle bénéficiait du troisième plus grand réseau diplomatique du monde ?

G. M. : Ce n’est pas si mal d’être un bon équipementier. Ce type de diplomatie par le commerce est devenu aussi une marque de fabrique française. Nous avons vendu, avec succès, des avions Rafales à l’Égypte, au Qatar, aux Émirats. Malgré tout, cette puissance commerciale s’érode, comme je l’expliquais. Nous écrivons dans notre ouvrage que sous De Gaulle, notre diplomatie définissait nos contrats ; aujourd’hui ce sont les contrats signés qui fixent notre diplomatie. Avec l’Égypte, l’exemple est flagrant. Il s’agit de l’un de nos clients importants et la France se fait discrète sur la question des droits de l’homme.

VdH : Les trois derniers présidents ont chacun privilégié des relations particulières avec l’un ou l’autre des États de la région. Nicolas Sarkozy avec le Qatar, François Hollande avec l’Arabie saoudite, Emmanuel Macron avec les Émirats. Le Golfe n’est-il pas l’exception à la règle que vous énoncez, où le choix de renforcer des liens avec tel ou tel pays conduit aussi à approfondir la coopération économique ?

G. M. : Mais où est le cap ? Si on prend l’exemple du Qatar, nos liens ont été renforcés au point d’accorder à son gouvernement une exemption fiscale en France ! Nicolas Sarkozy est allé beaucoup trop loin, en raison probablement de liens extrapolitiques avec ce pays. S’enticher du Qatar ne devait pas se faire au détriment de l’Arabie saoudite, le poids lourd du Golfe. Les Saoudiens en ont naturellement pris ombrage. Ce changement de pied incessant participe également de notre déclassement. De même, la France a soutenu Bachar el-Assad, Hosni Moubarak, Zine el-Abidine Ben Ali jusqu’aux Printemps arabes en 2011. Lorsque ces dictateurs sont tombés, nous avons voulu faire oublier notre compagnonnage avec eux en se plaçant à la proue de la lutte contre leur régime. Cela nous discrédite vis-à-vis de nos interlocuteurs et même de nos partenaires américains et européens… Aujourd’hui, nous rétablissons des liens privilégiés avec certains autocrates (le général Sissi, Mohamed ben Zayed…), nous renouons avec la politique qui était la nôtre il y a douze ans. La politique diplomatique française est illisible et se couple, une fois encore, à un déclin économique. Enfin, nous rencontrons un problème typiquement français qui affecte nos relations avec ces pays-là : notre rapport hystérique avec l’Islam. Vu de l’autre côté de la Méditerranée, cela ternit notre image. Nous n’avions plus vu depuis bien longtemps, par exemple, des portraits d’un président français piétinées et brûlées en plusieurs points du globe comme cela a été observé après la dernière polémique sur les caricatures de Mahomet.

VdH : Vous abordez également la question des relations avec le Maghreb, en particulier avec l’Algérie. L’Algérie, c’est surtout des non-dits et une blessure commune qui ne cicatrise pas. C’est aussi un climat de grande tension avec le voisin marocain. Faut-il s’inquiéter de la stabilité dans la région ?

(Photo : Ella Micheletti)

G. M. : Oui, il faut s’en inquiéter. Nos destins sont liés. Emmanuel Macron l’a d’ailleurs compris. Il a perçu l’instabilité de l’Algérie, les risques d’une guerre de civile qui aurait notamment pour conséquence une vague migratoire très importante en direction de la France. C’est un vrai sujet tant pour l’armée et les services de renseignement que pour le pouvoir français. Le gouvernement algérien est schizophrénique et contesté. Le président Macron a dit aux dirigeants algériens leurs quatre vérités. C’était courageux, mais toute vérité n’est pas forcément bonne à dire, surtout entre États. In fine, les Algériens n’ont pas saisi la main tendue sur l’ouverture du champ mémoriel. Les gérontocrates algériens ne survivent que grâce à l’exploitation à leur profit de la mémoire de la colonisation, ce qui ne marche plus vraiment auprès de leur peuple. La relation franco-algérienne s’annonce compliquée dans ce contexte. Il faudra certainement attendre qu’une nouvelle génération tourne la page de la colonisation. La France a besoin de l’Algérie pour lutter contre les djihadistes au Sahel car nos avions survolent l’espace aérien algérien. 

S’agissant des relations entre l’Algérie et le Maroc, elles sont clairement très tendues. Plusieurs problèmes se posent, notamment la question du Front Polisario au Sahara occidental avec le soutien global des pays européens au Maroc, et celle de l’officialisation du rapprochement entre Israël et le Maroc qui déplaît à Alger. Mais cela ne conduira pas nécessairement à une guerre de voisinage.

VdH : La suppression du corps des diplomates par décret du 17 avril 2022 risque-t-elle de mettre à mal la capacité de compréhension du monde et d’action internationale de la France ?

G. M. : Ce n’est pas une bonne chose, mais il faut attendre un peu avant d’en mesurer toutes les conséquences. La diplomatie, c’est aussi le terrain. C’est certainement très bien qu’un sous-préfet puisse ensuite faire de la diplomatie… sauf qu’on ne peut s’improviser spécialiste de la Chine ou du Moyen-Orient. La perte des corps est dommageable. Il faudrait surtout redonner au Quai d’Orsay, peut-être pas une âme mais une marge de manœuvre et de la considération. Aujourd’hui, on ressent chez beaucoup de jeunes diplomates une grande désespérance, un spleen. En outre, comme le ministère des Affaires étrangères a été pendant très longtemps une administration d’hommes, Laurent Fabius a souhaité y introduire la parité. Des femmes ont été nommées ambassadrices dans des zones difficiles afin de respecter ces nouvelles règles, et cela ne s’est pas très bien passé. Ce qui me frappe au Moyen-Orient est l’affaiblissement de la représentation diplomatique française, et cela bien avant la suppression du corps des diplomates, avec des personnes nommées alors qu’elles connaissent mal la région. Parfois, cela peut fonctionner. L’ex-ambassadeur français en Syrie Michel Duclos a ainsi été capable de très bien comprendre le fonctionnement de ce pays sans le connaître au préalable. Mais il s’agit là d’un contre-exemple qui ne saurait être systématisé, et connaître la Syrie ne signifie pas connaître le Moyen-Orient.

À la fin du Déclassement français, nous écrivons avec Christian Chesnot qu’il pourrait être utile de créer un conseil national de sécurité. Or, il se dit qu’Emmanuel Macron envisagerait effectivement de mettre sur pied une sorte de « conseil de sages » pour l’entourer sur les grandes décisions de politique étrangère. Mais sera-t-il capable d’écouter un avis contraire au sien ? Who knows !

« Ce qui me frappe au Moyen-Orient est l’affaiblissement de la représentation diplomatique française, et cela bien avant la suppression du corps des diplomates, avec des personnes nommées alors qu’elles connaissent mal la région »

VdH : Quel regard portez-vous sur le conflit ukrainien, au regard de ce que vous connaissez de l’action et des moyens de la Russie au Moyen-Orient ?

G. M. : À partir de 2015, Vladimir Poutine avait été assez fin tactiquement en Syrie, tout en étant expéditif dans les méthodes utilisées. Il avait en tout cas habilement profité du désengagement occidental pour s’introduire dans la région. De plus, il avait fait comprendre à ses alliés qu’ils les soutiendraient jusqu’au bout. Mais sur la question ukrainienne il a, semble-t-il, très mal jugé la situation. Ses services de renseignement l’ont mal informé sur la capacité de résistance de l’armée ukrainienne et sur le degré d’hostilité des Ukrainiens vis-à-vis de la Russie. Poutine est en proie à un phénomène d’enfermement, de bunkerisation qui lui est néfaste et qui rappelle un peu les dernières années de Saddam Hussein. Son action au Moyen-Orient va-t-elle en pâtir ? Peut-être partiellement. Mais il ne faut pas sous-estimer le fait qu’hormis l’Europe et l’Amérique du Nord, le reste du monde est neutre ou derrière lui. Le président russe n’est donc pas isolé mais il a été piégé par les Américains qui l’ont attiré dans ce guêpier et lui font la guerre jusqu’au dernier Ukrainien. Poutine pense et agit comme un ancien officier du KGB. Il n’est pas sûr que les conseillers dans son entourage osent lui dire toute la vérité. Dans ce type de régime de fer, la loyauté n’est pas toujours totale et il n’est pas exclu non plus qu’une taupe agisse depuis l’intérieur du Kremlin. Poutine peut-il même envisager une défaite ? Il a été très mal avisé et sa position est désormais délicate. Envahir un pays comme l’Ukrainienne nécessitait 600 000 hommes sur le terrain, ce que la Russie ne peut pas fournir. À titre d’exemple, il aurait fallu 500 000 hommes pour tenir l’Irak, alors que les États-Unis en avaient positionné 150 000…

VdH : Dans ce conflit, le Premier ministre israélien Naftali Bennett joue un numéro d’équilibriste entre loyauté nécessaire au camp américain et ménagement du nouvel allié russe. Comment analyser cette position ?

G. M. : Sur l’Ukraine, Israël penche du côté russe, tout en étant gêné. Mais les Israéliens fixent leur diplomatie en fonction de leurs seuls intérêts. Or, ils ont besoin de la Russie en Syrie. En effet, Israël ne veut pas d’un Iran proche de ses frontières et, pour cela, il lui faut circonscrire les positions iraniennes en Syrie avec l’aval des Russes. Bien entendu, ce parti pris place l’État hébreu en porte-à-faux vis-à-vis de son grand allié américain. Mais il n’est pas le seul : l’Arabie saoudite et les Émirats se retrouvent dans une position assez similaire. Si cela doit conduire à un début de crise, les Israéliens possèdent des relais d’influence suffisamment puissants aux États-Unis pour calmer la situation. Sur le plan interne, Naftali Bennett pourrait en revanche avoir du mal à tenir sa coalition dans un système politique frappé d’instabilité chronique. Or cette instabilité chronique empêche les leaders politiques d’avoir le courage de s’attaquer aux dossiers les plus graves. Les Israéliens vivent avec l’illusion qu’ils pourront faire la paix avec les pays arabes sans faire de concession sur la question palestinienne. Pour le moment, le conflit israélo-palestinien est de basse intensité mais il sera ravivé, tôt ou tard. Pour en revenir, une fois encore, au recul de la France dans le monde, force est de constater que la cause palestinienne n’occupe aucune place sur l’agenda d’Emmanuel Macron. Quant à l’ex-Premier ministre Jean Castex, lors du dernier dîner du Crif, il a qualifié Jérusalem de « capitale éternelle du peuple juif », ce qui est une évolution importante de la position française sur ce dossier.

Propos recueillis à Paris le 26 avril 2022.

Auteur : Ella Micheletti

Journaliste indépendante. Ex-EPJ de Tours. M2 droit public. Fondatrice de Voix de l’Hexagone. Beaucoup de politique (française et étrangère). Animaux passionnément. Littérature à la folie.

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